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« Orphée et Eurydice » de Gluck, mise en scène Aurélien Bory
L’opéra de Gluck, dirigé par Raphaël Pichon, est mis en scène par Aurélien Bory à la salle Favart.
Il faut dire tout d’abord le bonheur d’entendre cette œuvre sublime, interprétée de façon magistrale par la mezzo-soprano Marianne Crébassa dans le rôle d’Orphée, face à la vibrante Eurydice d’Hélène Guilmette (applaudie en décembre dernier dans Le Timbre d’Argent d’Offenbach) et sous la baguette expressive de Raphaël Pichon à la tête de son ensemble Pygmalion.
Ce dernier a choisi l’Orphée remonté en 1854 par Berlioz pour la cantatrice Pauline Viardot, là où l’Opéra de Paris reprend régulièrement, dans la chorégraphie de Pina Bausch, la version de 1774 traduite en allemand. Soit quatre actes au lieu de trois, un livret réécrit en français par Pierre-François Moline, et au plan musical, un « travail de synthèse » et un « véritable opéra choral » où chacun, de la fosse aux solistes en passant par le chœur, fait entendre sa vérité. La direction musicale sert à merveille la richesse d’une partition à mi chemin entre baroque et romantisme. Jouée sur des instruments « pré-classiques » - saluons en particulier le travail des cuivres, magnifiques dans les passages symphoniques -, elle éblouit par son intensité sonore et son caractère dramatique.
Tout en se voulant fidèle à l’esprit et l’esthétique de la création originale, cette production supprime néanmoins, à l’instar de celle de Pina Bausch, la fin heureuse (lieto fine) imposée par les conventions de l’époque. Orphée, qui en désobéissant aux dieux a causé la perte d’Eurydice, rejoint bel et bien son amante dans la mort sans qu’un ultime revirement d’Amour ne vienne sauver le couple. Pour Aurélien Bory, qui signe ici sa deuxième mise en scène d’un ouvrage lyrique après Le Château de Barbe Bleue et Il Priginoero en 2015 au Capitole de Toulouse, cette conclusion tragique « souligne le caractère cyclique du mythe et son éternel recommencement ». Elle assigne aussi chaque personnage à son destin : si Amour symbolise la pulsion de vie, et Eurydice celle de mort, la finalité d’Orphée « n’est pas de ramener Eurydice mais bien de chanter sa perte », dans une « vibration de l’âme entre la vie et la mort. »
Au service de cette ligne musicale tragique, Bory a imaginé un dispositif théâtral à la sobre ingéniosité. Orphée, qui a commis l’erreur fatale de se retourner, évolue sur un espace scénique capable lui aussi de se renverser tout entier grâce au dispositif Pepper’s Ghost. Inventé au milieu du 19e siècle, cet immense miroir incliné placé en oblique i« renverse la verticalité en profondeur » en réfléchissant en hauteur les plans horizontaux, ici en l’occurrence l’agrandissement d’un tableau de Corot représentant Orphée ramenant Eurydice des enfers. Sa surface « tantôt transparente, tantôt reflet » incarne à la fois la séparation entre la terre des vivants et le royaume souterrain des morts, mais aussi l’impossibilité de passer impunément de l’un à l’autre.
Galerie photo © Pierre Grosbois
Le résultat est saisissant : dans le premier acte, tandis qu’Orphée clame sa douleur devant le tombeau d’Eurydice, la scène, couverte d’un voile noir, est traversée par un haut plan incliné oblique où apparaissent en transparences quelques grisailles. La solitude du héros s’incarne dans la palette des noirs et des gris qui saturent l’espace, sur laquelle se détache seule la blancheur de ses cheveux et de sa chemise.
Lorsque, dans le grand air qui clôt le premier acte, il « brave le trépas », est livrée aux regards toute la profondeur de ces abîmes qu’il s’apprête à affronter. Quand au contraire il circule parmi les défunts, un voile de tulle gris fait de ces derniers des ombres indistinctes qui ne retrouvent forme et contours que lors du final, pour signifier définitivement la victoire de la mort sur la vie.
Si on loue volontiers l’efficacité de cette mise en espace, on demeure plus mesuré sur les - courts - passages dansés. Afin d’intégrer pleinement le ballet à la dramaturgie, Aurélien Bory a enrichi le chœur de six danseurs et circassiens. Leur gestuelle ne convainc pas complètement, pas plus que l’idée de faire tourner entre deux notes Amour dans une roue Cyr (on plaint la parfaite Léa Desandre, déjà présente sur cette même scène en 2017 dans l’Alcione de Marin Marais mis en scène par Raphaëlle Boitel et Louise Moati, puis en février de cette année dans le Et in arcadia ego mis en scène par Phia Ménard). Cette réserve n’empêche pas d’être porté tout du long par une production et des interprètes qui feront date, laissant au spectateur un durable enchantement visuel et sonore.
Isabelle Calabre
Vu le 20 octobre 2018 à l’Opéra Comique, Paris. Du 12 au 24 octobre 2018.
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