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Ratmansky, Robbins, Balanchine, Peck à l'Opéra de Paris.
La soirée intégralement placée sous le signe du piano, convoquait Elena Bonnay, Vessela Pelovska, et Jean-Yves Sebillotte, ainsi que Karine Ato au violon pour le Duo concertant, à l’image des pièces présentées qui réunissaient assez peu de danseurs. Autrement dit, une soirée plutôt homogène, très musique de chambre, assez intimiste.
Sur les cinq cent cinquante-cinq sonates écrites par Domenico Scarlatti, Alexei Ratmansky en a choisies sept intitulées « exercices pour clavecin ». Les sonates de Scarlatti, aux dires de leur auteur « sont une manière ingénieuse de badiner avec l’Art, mais il ne faut cependant pas rechercher en elles une trop profonde érudition ».
Quand on découvre la chorégraphie de Ratmansky, créée en 2009 pour l’American Ballet, on pense de prime abord qu’il « badine » avec ses aînés américains, à savoir Balanchine et Robbins, et on s’attend à une énième paraphrase des maîtres incontestés du néoclassique, d’où sa présence dans ce programme qui propose également Duo Concertant de Balanchine et Other Dances de Robbins.
Seven Sonatas - Galerie photo © Sébastien Mathe
Mais, au fur et à mesure que se déroule ce triple duo qui rassemble Laura Hecquet et Audric Bezard, Alice Renavand et Marc Moreau, Aurélia Bellet et Florian Magnenet, on s’aperçoit vite que c’est bien l’érudition chorégraphique de Ratmansky qui domine. Les citations, puisées dans l’histoire de la danse, fourmillent dans son écriture raffinée et complexe. On peut même y déceler des pas anciens que l’on ne voit plus depuis fort longtemps dans la danse classique française mais que les russes ont gardés précieusement. Il faut bien dire que ces derniers n’ont pas bénéficié des diverses influences de style (notamment grâce aux Ballets russes) qui ont permis à la danse classique du XXe siècle d’évoluer avec son temps. Ils ont de ce fait été conservés à l’abri de la chape de plomb soviétique.
Seven Sonatas distille donc tous ces pas dans un syllabus malin, avant de les faire littéralement éclater dans une composition où apparaissent des figures bien plus contemporaines... Reprenant en cela avec malice les processus même de Scarlatti qui a brisé les anciennes suites de danses tout en conservant ses schémas rythmiques pour mieux les faire évoluer.
Les trois couples sont remarquables. Aurélia Bellet a la vivacité d’une ingénue tout droit sortie d’une pièce de Marivaux, Alice Renavand, avec ses ports de bras d’un moelleux exquis, déploie une danse tout en contrastes et Laura Hecquet reste plus hiératique. Marc Moreau est tout en dynamisme, Audric Bezard plus athlétique et sérieux, et Florian Magnenet un peu espiègle.
Duo Concertant est un double chef-d’œuvre, musical et chorégraphique. On connaît les affinités qui réunissaient Stravinsky et Balanchine, à commencer par la connaissance profonde de la musique qui était celle du chorégraphe. Là l’osmose est presque parfaite. Les corps en mouvement font littéralement « voir la musique ». Myriam Ould-Braham, déjà remarquée dans les Variations Goldberg, est tout à fait extraordinaire dans ce duo. Agreste, rapide, musicale elle pourrait être une sorte d’archétype balanchinien. Mais loin de se cantonner à n’être que l’expression d’un style, elle dégage une personnalité tout à fait singulière, à la fois délicate mais d’une force peu commune, discrète mais persistante. Toute la chorégraphie de Balanchine tourne autour de la danseuse, le danseur ayant pour tout mérite d’être un partenaire attentionné mettant en valeur cette dernière, ce dont il s’acquitte avec ferveur.
Other Dances de Robbins est du même ordre. C’est la quatrième fois que le chorégraphe utilise la musique de Chopin après In the Night (1970), Dances at a Gathering (1969), et The Concert (1956). Contrairement aux trois autres pièces, qui s’appuyaient malgré tout sur un romantisme vaguement narratif suggéré par la musique, il n’en garde que l’essence pianistique, et crée une danse abstraite agrémentée d’un accent russe manifeste. Façon de rendre hommage à ses propres racines et à ses interprètes qui sont à l’époque Natalia Makarova et Mikhaïl Barychnikov, alors jeunes transfuges du Kirov.
Amandine Albisson et Mathieu Ganio forment un couple au sommet de leur maturité artistique. Tout est fluide, précis, séduisant. Leur danse impressionne par sa simplicité, son évidence, qualités propres à Robbins mais si difficiles à mettre en œuvre.
In Creases est un jeu de mots à rebondissements multiples qui fait entendre increase : s’accroître, in crisis : en crise et to crease : froisser (que le français entend dans « crisser »). Il s’agit donc d’une variation arithmétique dans laquelle le chorégraphe joue sur la configuration de ses huit danseurs, tout comme Phil Glass introduit dans ses compositions « en série » une complexité qui tient tout autant à la mathématique qu’à la tension dramatique.
Justin Peck, décrit la musique de Quatre mouvements pour deux pianos composée en 2008, comme « propulsive ». Et de fait, sa chorégraphie crée une atmosphère instable à l’énergie palpable. Les relations entre les danseurs ont la fulgurance de vols d’oiseau réunis en phalanges ou dispersés en plein vol. La pièce a quelque chose de fiévreux, d’imminent, mais aussi de joyeux et de jaillissant. Contrairement à son Murder Ballads que l’on n’avait pas trouvé si original, on distingue dans In Creases une véritable singularité du chorégraphe.
Agnès Izrine
Le 2 avril 2016, Opéra Garnier.
À voir jusqu’au 5 avril 2016.
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