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Olivier Dubois : Germaine Acogny, « Mon élue noire »
Le directeur du Ballet du Nord met en scène la fondatrice de l’Ecole des Sables sur Le Sacre du printemps de Stravinski. Une gageure? Un triomphe!
Gemaine Acogny, née dans la trente-et-unième année de l’ère du Sacre du printemps, n’a qu’un tout petit retard pour fêter le centenaire de l’œuvre historique de Stravinski. Et c’est tant mieux, puisqu’un solo, fut-il créé par Acogny et Olivier Dubois, avait toutes les chances d’être noyé dans les flots de versions jetées sur les scènes européennes il y a deux ans. Aujourd’hui, Mon élue noire résonne comme l’aboutissement d’un siècle de réflexions et de recherches. Et si Stravinski avait écrit le Sacre sous inspiration africaine ?
Mon élue noire applique à la perfection la devise « enlever, enlever, enlever ». Dans un cube noir, seule et éclairée par intermittence, Germaine Acogny incarne toutes les images que notre mémoire et l’inconscient collectif attachent à l’Afrique. Fierté, travail, érotisme, danse, énergie, esclavage, sagesse, révolte… Les images qui se créent dans cette cage ne cherchent pas à évoquer une Russie païenne et fictive. Elles sont un reflet du regard bien réel des puissances coloniales sur les peuples africains et résonnent terriblement sur la partition du Sacre du printemps. On l’entend ici dans une version aussi archaïque et violente que possible. Mais les images racontent aussi une toute autre histoire.
Sur le lento des premières mesures, on ne voit que le briquet et la pipe d’Acogny. Mais aussi menue et réchauffante qu’elle soit, cette flamme en dit autant sur les origines de la civilisation que sur le pouvoir humain de destruction. La pipe à la bouche, Acogny court… Elle joue de son bassin, elle frémit, elle frotte le sol. Dans ce premier tableau, L’adoration de la terre, on a l’impression de voir un film muet expressionniste sur une musique écrite pour une séance d’images mouvantes dans le style d’un Lang ou d’un Murnau.
Eclairée seulement par quelques flashs des tubes lumineux qui délimitent sa cellule, Acogny se couche au sol pour se mettre à l’aise. Repos. Silence. Le sacre arrête son souffle, on entend celui de la coureuse. Puis elle s’envole, et elle se peint le ventre. En blanc ! La peinture coule... Le sang de l’Afrique est blanc ! Aimé Césaire avait donc raison. C’est dans le corps du colonisé, du martyrisé que coule le sang pur: « Le colonisateur, qui pour se donner bonne conscience, s’habitue à voir dans l’autre la bête, s’entraîne à le traiter en bête, tend objectivement à se transformer lui-même en bête. »
L’Afrique est entrée dans l’histoire du Sacre ! Certes, on a vu des versions signées Georges Momboye ou Heddy Maalem. Mais aucun n’a remis en question l’image du groupe et du rituel que Nijinski avait imaginé. Ils n’écrivent donc pas l’histoire chorégraphique de l’œuvre mais la suivent. Acogny et Dubois en élargissent le sens même. L’élue de l’humanité, c’est l’Afrique, continent sacrifié sur l’autel du capital. Son potentiel s’incarne ici en celle qui déploie une force dramatique dont seuls les plus grands sont capables, ceux qui par leur seule présence dépassent l’appellation habituelle de « bête de scène », pour atteindre la transcendance. Kazuo Ohno, Carolyn Carlson, Germaine Acogny…
Thomas Hahn
Au 104, du 7 au 9 avril, à 19h30
http://www.104.fr/programmation/evenement.html?evenement=379
Représentations suivantes : les 30 et 31 août à Genève, festival La Bâtie
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