Entretien avec Anne Collod
Bons baisers de Huntingtonland sera du 27 au 30 novembre à l’affiche des Subsistances à Lyon. Cette création met à l’œuvre et à l’épreuve, avec humour et subversion, des formes de réponses à la question vertigineuse que pose la maladie d’Huntington, comme autant de contrepoisons performatifs au tragique. Nous avons interrogé la danseuse et chorégraphe Anne Collod qui porte, avec le Collectif Dingdingdong, ce spectacle étonnant.
Danser Canal Historique : Anne Collod, qu’est-ce qui vous a poussée à vous intéresser à cette maladie et à vous engager dans ce collectif ?
Anne Collod : Ce sont des raisons amicales, des rencontres. Au moment où le Collectif initiait ce projet, j’étais moi-même en pleine recherche autour des danses macabres, et cela m’entraînait vers des mouvements que je ne maîtrisais pas, dans des endroits inconnus de la motricité. Du coup, j’ai eu envie de mettre au cœur de ce projet les questions de vie, les questions sociales, et bien sûr, il y a eu aussi une dimension affective qui nous a poussé à faire quelque chose ensemble. Ce sont les fondatrices du Collectif Dingdingdong qui m’ont invité à y participer.
Il faut ajouter qu’après mes expériences au sein du Quatuor Knust, j’avais eu envie de travailler seule, en suivant mes propres visées, pendant un moment. Mais quand cette proposition est arrivée, j’étais, du coup, ravie de retourner à un Collectif.
DCH : Pourquoi cette maladie précisément ? Qu’a-t-elle de particulier ?
Anne Collod : C’est une maladie orpheline qui attaque le système nerveux et a des répercussions psychiques, cognitives et physiques. Du point de vue du mouvement, elle a la particularité de générer des gestes involontaires, comme des fontaines ou des maelströms de mouvements de très grande amplitude qui agitent le corps dans une production permanente. En me renseignant, en allant voir des personnes malades à la Pitié Salpétrière, j’ai rencontré deux danseurs qui menaient des ateliers. Ce sont eux qui m'ont orientée vers Monsieur D., et je me suis vite dirigée vers cette idée de portrait, à partir des témoignages et expériences des patients mais aussi de leurs proches. Cette forme de collaboration est sans doute le meilleur vecteur de connaissance de la maladie. Je suis donc entrée dans cette aventure comme on mène une enquête, comme si j’explorais une terre inconnue, et plus particulièrement en m’attachant à Monsieur D., malheureusement décédé depuis.
DCH : Pourquoi cette personne particulièrement ?
Anne Collod : Il m’a happée, parce qu’il refusait les neuroleptiques qui auraient lissé son comportement mais l’auraient transformé en « légume ». Il vivait seul, de manière autonome, alors qu’il subissait une chorée très importante. Ce qui m’a touché chez lui, c’est son côté rebelle, sa révolte contre une vision normative ou pleine de commisération de sa maladie. Lui, il se tenait plutôt dans une sorte d’observation de ce que cette chorée était pour lui. Dans cette maladie, il existe une association entre la pensée et la gestuelle qui se bousculent en permanence. Chez lui, cela prenait la forme d’une extrême vitalité, associée à des coordinations que je n’avais jamais vues. Cela donnait une sorte de production de gestes très énigmatiques, mais qui, chez lui, gardaient une élégance du mouvement. C’était un maître à danser, en quelque sorte. À son corps défendant. Même s’il composait de manière fine et réactive à travers cette gesticulation.
DCH : Est-ce de là qu’est née l’idée de noter cette gestuelle ?
Anne Collod : L’idée d’enquête, de description de ces mouvements, différant de celle que pouvait en faire la médecine m’est venue très vite à l’esprit. Je l’ai filmé pour pouvoir noter sa gestuelle en Laban notation. Le film autorise un ralenti qui permet de déchiffrer un passage de mouvements. Car ça va très vite, et c’est de l’improvisation permanente. Donc il faut le décrypter pour l’écrire puis le réinterpréter et le reproposer pour que cela devienne un texte de danse. Je me suis alors posée la question : d’où le filmer ? Finalement, j’ai choisi de le capter chez lui dans son cadre habituel, et sa vie quotidienne.
DCH : Qu’est-ce que vous avez noté dans ce cadre ?
Anne Collod : Cette maladie oblige à toutes sortes de détours gestuels et spatiaux lorsque l’on exécute une tâche simple en apparence. Pour faire la vaisselle, M. D pouvait commencer, se rendre dans la salle de bain, revenir dans la cuisine, aller au salon et focaliser toute son attention sur un petit tapis avant de retourner à la vaisselle. C’est une façon de prendre des chemins de traverse, cela ouvre une sorte d’espace poétique, mais lourd et difficile à porter. M.D. usait de négociations permanentes avec son environnment. Cela crée un rapport au temps complètement explosé. N’importe quel objet du quotidien peut devenir un animal mystérieux à décrypter, avec ses intentions propres. M. D ne renonçait jamais. Quand un mode d’approche ne fonctionnait pas, il en essayait un autre. C’est une leçon de vie et de patience infinie.
DCH : Comment vivait-il ce rapport à la danse ?
Anne Collod : Comme la maladie le faisait danser, il faisait tout en musique. C’était un tour de force mentale que de penser : puisque la maladie m’oblige à danser, je me considère comme un danseur. Parfois je me demandais quelle était la part de la maladie ? De la musique ? De la volonté ?
DCH : Transcrire tous ces mouvements en notation Laban n’a pas dû être simple. Avez-vous ajouté les notions d’effort, de poids, etc. ?
Anne Collod : Transcrire cette gestuelle en notation Laban a été un travail extrêmement long et ardu. Comme je le disais, les coordinations imprévues, invisibles, inconnues que suscitent la maladie génèrent une analyse continue, que l’on peut sans cesse affiner au vu de la complexité inouïe des mouvements. Les danseurs ont une culture du geste qui gomme tout mouvement parasite. C’est la base de leur travail. Là, ce ne sont que des mouvements parasites, l’ensemble du corps est perpétuellement en mouvement, les mains, le dos, la nuque… c’est une polyphonie permanente, avec quelques directions privilégiées comme tout ce qui est de l’ordre de la flexion et de l’extension, mais presque toujours en décalage, contradictoires, ou contredits par des micro-rotations dans toutes les positions et toutes les actions. Il faudrait d’ailleurs que j’entreprenne un autre portrait pour distinguer ce qui est spécifique à la personne ou à la maladie.
DCH : Comment avez-vous réussi à noter tout cela ?
Anne Collod : En fait, je me suis attachée à une seule séquence car il aurait été impossible d’en traduire davantage pour le rendre lisible. Pour la transcription et la transmission, j’ai fait le choix de travailler sur le ralentissement, premièrement, comme je le disais, pour les besoins de l’analyse du geste, mais aussi parce que ça pointait un élément intéressant par rapport à la vitesse permanente de la « chorée ». La proposition que je présente sur scène décale donc le trajet du mouvement grâce à l’exploitation de la lenteur. Devant un écran où est projeté une image ralentie de la silhouette de M. D., j’interprète un pas de deux en exacte synchronisation avec lui, avant de déborder vers l’improvisation.
DCH : Est-ce cette transcription qui constitue le « portrait » ?
Anne Collod : Il y a eu plusieurs étapes. D’abord une forme solo, associée à deux autres formes – théâtrale et vidéo – pour un congrès de neurologues. Le solo propose une interprétation de cette phrase chorégraphique au ralenti, où j’ai tenté d’apprendre ces trajets-là. Après, j’opère une sorte de « zoom » sur certaines parties, comme les mains ou la nuque comme pour aiguiser le regard, afin de préparer le film avec M.D. en mouvement, mais au ralenti, chez lui. J’interprète alors un pas de deux en exacte synchronisation avec lui, dans un moment d’unison. Ensuite, se crée un décalage, car il est impossible à égaler. Du coup, ça déborde, dans une sorte de laboratoire joyeux où il commence à parcourir son intérieur de façon très ludique. Pour moi, il était difficile de me mouvoir à partir d’une gestuelle très contrainte, alors que lui avait une sorte de rebond permanent qui lui permettait de se déplacer avec une énergie profondément vivante. Je me suis autorisée à improviser à partir de cette dynamique. C’est une relation d’enquête et de transmission, de jeu, d’écoute, pour se mettre dans les pas de l’autre, en se demandant où m’entraîne-t-il ? Qu’est-ce que ça m’oblige à aller chercher dans la gestuelle que je ne connais pas ? Comme pour s’initier à quelque chose de secret, de puissant, et de profondément vivant – autant vis à vis de la maladie que vis à vis de la création et de la danse.
DCH : Comment intervient le Collectif Dingdingdong ?
Anne Collod : Tout ce travail s’est fait en aller-retour avec le Collectif. Il y a des réunions deux fois par an et nous avons construit collectivement ce que nous allons présenter aux Subsistances.
DCH : À quoi va ressembler le spectacle, Bon baisers de Huntingtonland ?
Anne Collod : Ce que nous présentons est une articulation de ces trois formes autonomes, trois façons de travailler au sein du Collectif, qui sont reproblématisées par le passage par le Collectif mettant en valeur la question des postures différentes par rapport à une problème nourri par les réflexions de chacun.
Bons baisers de Huntingtonland met à l’oeuvre et à l’épreuve, avec humour et subversion, des formes de réponses à ces questions vertigineuses, comme autant de contrepoisons performatifs au tragique. Articulant théâtre, danse et vidéo, Bons baisers de Huntingtonland offre au public un accès en mouvement, sensible, à cette co-fabrication de savoirs et d’espoirs qu’est Dingdingdong. Il y a deux autres membres du Collectif, la comédienne Aurore Déon, le performer Olivier Marbœuf, et la vidéo de Fabrizio Terranova. Ces prises renvoient chacune à leur manière à l’imaginaire lié à la maladie, vécue comme une planète lointaine, qu’il s’agit d’explorer.
Le spectacle est soutenu par un texte d’Émilie Hermant qui met en scène un personnage de fiction : Alice Rivières, ainsi qu'un reportage vidéo, tout aussi fictif, où l'on voit un médecin mis en mouvement par le regard d’une patiente, qui fait le pas de côté que l’on aimerait voir faire la médecine par rapport à cette maladie. C’est-à-dire comment on accompagne cette mutation sans pour autant écraser l’être, mais en allant chercher ensemble la meilleure façon de vivre. Et je propose le portrait en mouvement de M. D
DCH : Ce travail a-t-il modifié votre rapport à la chorégraphie ?
Anne Collod : En tout cas, cette faculté de production d’un mouvement nous emmène ailleurs. Ce que ça a modifié pour moi, c’est cette puissance, cette vitalité, cette capacité de surgissement,de prolifération alors que j’étais encore dans une recherche plutôt minimaliste dans la gestuelle que je développais. C’est une espèce de vibration permanente. Comme si cette maladie amplifiait considérablement tous les micro-mouvements qui sont habituellement cachés, avec leurs détours, leur espaces improbables. C’est une expansion incroyable de la gestuelle, des corps, de la vie.
Propos recueillis par Agnès Izrine
Bons baisers de Huntingtonland du 27 au 30 novembre aux Subsistances, Lyon
Dans le cadre de Mode d'emploi, un festival des idées.
Jeudi 27, vendredi 28, samedi 29 novembre 2014 à 19h
Dimanche 30 novembre 2014 à 15h
Durée estimée : 1H10
Les Nouvelles Subsistances – Boulangerie 8 bis, quai Saint-Vincent
Lyon 1er
http://www.les-subs.com/evenement/bons-baisers-de-huntingtonland/
Le Collectif Dingdingdong, un « Institut de coproduction de savoir sur la maladie de Huntignton », rassemble des artistes, des écrivains, des philosophes, des chorégraphes autour d’une maladie génétique rare et incurable : la maladie de Huntington, appelée aussi « chorée d’Huntington ». L’enjeu de ce collectif n’est pas la défense des malades ou l’expertise médicale, mais la production de connaissances de quelque nature qu’elles soient, pour transformer l’expérience de la maladie en une occasion de pensée, de joie et de vie.
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