"Carmen" de Dada Masilo
Biennale de Lyon : Carmen de tous les dangers
Au nom de l'efficacité, rien n'arrête la chorégraphe sud-africaine Dada Masilo dans les simplifications qui annihilent son impact
Que de gants interculturels n'a-t-on enfilés, avec moult précautions, au moment d'évoquer les réalisations chorégraphiques de Dada Masilo... N'est-elle pas sud-africaine, plongée dans une société d'extrême violence, jeune femme combattante, sincère comme on n'en doute pas ? Quoique sans rien de bien neuf, on avait bien voulu enregistrer sa lecture lesbian and gay du Lac des cygnes, convaincu que ce ballet d'essence fantastique laisse libre cours à toute licence interprétative.
Mais à présent Carmen ramène brutalement devant ce roc incontournable de la chose scénique : il y a bien des spectateurs devant des artistes sur un plateau, et ceux-là voient ce que font ceux-ci à partir de ce qu'ils sont. Envisager Carmen, de Dada Masilo, sous cet angle, en fait une pièce redoutable.
Il faut savoir qu'il n'y a jamais plus d'une seconde de silence, de retenue du rythme, de prise de distance, dans les compositions de cette chorégraphe. Lesquelles s'en trouvent époustouflantes, formidablement réglées, pleines de prises de risques physiques, à faire frémir.
Quand l'imagerie flamenca est traitée dans cette tonalité, les cambrures du genre en deviennent ridicules, et son énergie proche du french cancan. Voilà pour l'exotisation du patrimoine espagnol par des noirs sud-africains inspirés par Dada Masilo. Mais Georges Bizet ayant effectué une bonne part du chemin en la matière, pourra-t-on lui jeter la première pierre ?
Et voici que cette Carmen vue d'Afrique du sud mute en une pièce africaine vue d'Europe. L'exotisation s'en trouve hyperbolique. Fâchée avec toute nuance qui séparerait la suggestion du suggestif, la lecture d'une Carmen sèchement réduite à l'hyper-sexuel, rabat ses propres interprètes africains sur une gamme musculeuse et abdominale de tics dansants, comme autant de clichés postcoloniaux d'une sexualité supposée surdimensionnée des noirs.
Faut-il arrêter de tout politiser ? Accepter de bon cœur la dimension du divertissement ? Mais le parti de Dada Masilo est autre. Elle veut convaincre de l'horreur intrinsèque du viol. Pour ce faire, elle le donne à mimer, en pure illustration, sur le plateau. En sera-t-on remué ? Pas plus que par la mise en représentation over-médiatique des faits divers. Interdisant tout recul, l'art univoque de cette chorégraphe évacue l'hypothèse du trouble.
La scène de l'agression sexuelle constituant l'acmé conclusif du spectacle, aussitôt les saluts suivent, affichant les sourires ravis, épatés, des artistes acclamés. Comment mieux signifier qu'il n'y avait rien d'autre que spectacle, inapte à altérer quoique ce soit de l'ordre dominant des regards, selon une logique fondamentalement conservatrice ? Montrer la violence pour image, au péril de la fascination pour les corps qui la portent, ne dérègle rien du régime établi de sa perception, prêt à la reconduire.
Gérard Mayen
Du 20 au 28 septembre 2014 à la Maison de la danse à Lyon dans le cadre de la 16e Biennale de danse de Lyon.
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