« Qui donc, si je criais, parmi les cohortes des anges m’entendrait ? Et l’un d’eux quand même dût-il me prendre soudain sur son cœur, ne m'évanouirais-je pas sous son existence trop forte ? » Ce sont sous ces mots du poète Rainer Maria Rilke et ses Élégies à Duino que se place l’Élégie d’Olivier Dubois, créée pour un Ballet national de Marseille en très grande forme.
Dans la pénombre, on distingue un homme allongé, souligné par un éclairage lunaire renforçant l’effet de mystère qui plane autour de ce nouvel Endymion endormi qui nous rappelle inévitablement la peinture de Girodet. D’ailleurs, les peintres du Romantisme seront bien souvent convoqués dans cette pièce, où le jeu d’une lumière blafarde soulignant le dessin musculaire évoque tour à tour Géricault, Delacroix, ou Goya, où certains mouvements évoquent des descentes de croix, et des atmosphères à la Caspar Friedrich. Mais laissons-là ces sources d’inspiration picturale, car si elles traversent l’esthétique d’Élégie elles n’en résument pas pour autant le propos.
Galerie photo de Laurent Philippe
Il faut du temps à l’œil pour s’habituer aux ténèbres qui environnent cet homme ou cet ange déchu pour distinguer du magma tellurique les danseurs vêtus de noir qui le brassent, l’accompagnent, le soutiennent ou le manipulent tandis que la silhouette pâle se refuse ou s’offre, se tord ou lutte. La composition musicale de François Cafenne fait gronder l’orage et rôder le tonnerre, tempête et flots, tandis que les images déferlent, évoquant tour à tour, la guerre, le gouffre, la menace, le carnage, la luxure, la volupté, la puissance de l’homme au milieu de ces fantômes anonymes et même cendre et poussière quelque chose de génocidaire. L’ange est-il celui avec lequel Jacob se battit jusqu’à l’aube ? Ou bien ce Lucifer qui tomba du Ciel en Enfer ? Songe ou cauchemar, les quelques notes de l’Élégie de Wagner « où à tout instant quelque chose peut surgir du Rien »[1] laisse planer un suspens. Et comme souvent, chez Olivier Dubois (et en cela, sans doute, ressort son passage chez Jan Fabre), le sens dernier reste de l’ordre de l’indécidable, entre la compassion et la cruauté, la téléologie du héros ou celle du sacrifice.
Galerie photo de Laurent Philippe
La deuxième partie, qui reprend la même chorégraphie mais cette fois avec une femme ne provoque, bien sûr, pas le même effet de surprise que la première fois où l’on voit soudain grouiller l’ombre. Et finalement, le genre change moins la vision que l’on aurait pu s’y attendre. Si ce n’est que la singularité de la femme ressort davantage de la masse et qu’elle semble dominer plus son monde.
Toujours est-il que l’ensemble est sauvage et beau comme la nuit qui finit par engloutir la pièce de son noir profond.
Agnès Izrine
MC93 - Bobigny 6 et 7 mai 2014 dans le cadre des Rencontres Chorégraphiques Internationales de Seine-Saint-Denis
http://www.rencontreschoregraphiques.com/