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« Magnificat & Henri Michaux : Mouvements », de Marie Chouinard

Même les plus grands ont des faiblesses : la preuve, Marie Chouinard. Figure majeure de la danse d'aujourd'hui, elle a manifesté dans son Magnificat un peu trop de respect pour Jean-Sébastien Bach pour rester elle-même. La preuve : la pièce suivante, Henri Michaux : Mouvements, où, follement libre, elle s’affirme pleinement. Ce qui fait une bonne soirée. Une figure majeure, donc : la preuve.

La Québécoise Marie Chouinard a gardé, des grandes figures de la danse moderne auxquelles elle se rattache, l’usage de la soirée composée. Deux pièces donc pour ce passage attendu à Paris : l’une étant ce que l’on peut tenir sinon pour un classique, du moins pour un résumé de la méthode ; l’autre, une création récente. Ce qui prouve que le mieux n’est pas toujours le plus récent.
Ainsi donc, voici Magnificat, sur le Magnificat de Bach (BWV 243), première mondiale le 25 mai 2025 au Festival Madrid en Danza, et première française, suivi, après entracte, de Henri Michaux : Mouvements, créé dans le cadre du festival international de danse ImPulsTanz à Vienne, en Autriche, le 2 août 2011 ; mais commençons par cette dernière.

Marie Chouinard y procède à rebours de tout ce que conseillent les professeurs de composition, les théoriciens en esthétique chorégraphique et les critiques plus ou moins grognons. Pour adapter le livre d’Henri Michaux, elle l’a suivi littéralement, à savoir à la lettre – ou plutôt, dans le cas présent, au signe – près. Ainsi faut-il revenir au livre Mouvements du poète Henri Michaux. Il s’agit d’un recueil composé de dessins à l’encre de Chine, d’un poème et d’une postface. Au début des années 1950, Henri Michaux est engagé dans une exploration profonde de l’esprit et du corps. Il cherche à dépasser les limites du langage ordinaire pour exprimer des états intérieurs mouvants, instables, difficiles à dire avec des mots seuls. Mouvements naît de cette volonté de capter l’énergie mentale plutôt que des idées ou des récits. Pour le dire comme le poète Stéphane Mallarmé, il s’agit de faire correspondre le Livre et le corps. Cette première expérience d’une série où Michaux cherche à rendre compte du mouvement dans l’espace littéraire par des signes dessinés prend la forme d’un livre inclassable, à la frontière de la poésie, du dessin et de la méditation intérieure, publié en 1952 chez Gallimard. L’édition princeps compte 92 pages, dont 64 dessins à l’encre de Chine. Ces détails importent, car la chorégraphe nous fait entrer dans la matière de ce livre, feuilletant presque l’ouvrage au plateau (du moins, projections à l’appui, nous y plongeant).


Les figures noires, rapides, calligraphiques, extraites des pages, projetées en fond de scène sur un grand écran blanc, induisent des poses qu’à un rythme intense les danseurs adaptent dans l’instant. Or les figures de Michaux ne représentent pas des personnages reconnaissables. Ce sont plutôt des formes en action : elles marchent, tombent, se transforment, luttent, évoquent ; incarnées, ces silhouettes animées, devenues vivantes au sens strict, capturent un instant de passage ou de métamorphose. Elles traduisent des modifications de la perception, du rythme intérieur et du rapport au corps. Il n’est pas inutile de rappeler que, trois ans plus tard, Henri Michaux va s’engager dans des expériences avec la mescaline, un alcaloïde psychotrope aux propriétés psychédéliques présent dans certains cactus, comme le peyotl… Mouvements tient ainsi des prémices à ce dérèglement de tous les sens !
Adaptation quasi stricte par les danseurs de la forme des signes tracés, ils accompagnent une montée construite par l’œuvre, qui répond à la tension de l’écriture du poète. Jusqu’à ce moment halluciné, « noir au blanc » pour reprendre les termes des graphistes, où, avec des éclairages stroboscopiques, les danseurs perdent forme pour devenir signe dans une acmé d’une puissance remarquable. Du très grand art.


Alors, pourquoi cette déception, en début de soirée, à la découverte du Magnificat ? Car les ingrédients en sont excellents : Les mêmes danseurs, follement investis, énergiques à nous en épuiser le regard, d’une maîtrise technique parfaite – une gestuelle très centrée, évoquant les plus grands maîtres modernes – et rodés à toutes les exigences de la chorégraphe. Une maîtrise formidable de la machine scénique, avec des images saisissantes… Une musique sublime, quoiqu’on puisse en avoir préféré d’autres interprétations moins emphatiques… Mais justement. Non que la musique soit trop sublime, mais que la chorégraphie la respecte trop dans sa structure. À savoir : chercher à coller exactement au découpage des numéros de la partition prive la gestuelle spécifique de Marie Chouinard de l’amplitude qui lui permet de donner pleinement sa mesure.


Cela commence toujours un peu lourdement, voire légèrement grotesque, puis commence à prendre son ampleur, mais le numéro est fini et tout recommence. Jamais il ne peut y avoir cette construction structurelle qui monte vers la passion, voire la transe, comme dans le cas de Henri Michaux : Mouvements, pourtant très contraint lui aussi. Comme si trop de révérence à Bach avait entravé la chorégraphie. Pour bODY_rEMIX/les_vARIATIONS_GOLDBERG (2005) et, dans la version modifiée, bODY_rEMIX / Remix (2025), la bande-son, pour se référer explicitement au chef d’œuvre du Kantor, procédait par détour, avec arrangements et éléments de Louis Dufort et extraits vocaux de Glenn Gould. Ici, il n’y a que la partition, sublime et un peu écrasante, sur laquelle s’agitent les danseurs. Les moments de silence, comme cette scène d’ouverture sur fond bleu découpé d’ombres chinoises se préparant avant la danse, ou cette agglomération comme un rituel préludant à l’éclaboussement d’énergie et de gestuelle du plateau, promettent énormément ; chaque entame de ces danseurs à demi-nus sonne comme un engagement, lequel retombe faute d’avoir le temps de se déployer. Marie Chouinard, « modern » dans l’âme (et il s’agit évidemment d’y voir sa filiation artistique), ne compose pas à partir de la musique. Elle sait en épouser les accents, la dynamique et la rythmique, mais pas l’architecture. Pas son truc. Par déférence à Bach, elle ne parvient pas à être elle-même comme elle sait le faire si bien par ailleurs : la preuve par Michaux !

Philippe Verrièle
Vu le 10 décembre 2025 au Théâtre de la Ville, Sarah Bernhardt, Paris

 

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