Un duo, d'un jeune chorégraphe de surcroît… Un seconde pièce de chorégraphe narrant une rencontre. Le poncif menace. Mais ici, une surprise. Cette création de 2023, quoiqu'épurée, affiche une forme originale et la matière chorégraphique dit quelque chose de l'époque.
Mais pourquoi ça marche ! Pourquoi celui-là, en réutilisant toutes ces vieilles recettes qui encombrent les premières œuvres de chorégraphes depuis au moins quarante ans, cette fois-ci, fait plus neuf, saisit, force le regard ? Et dès l'entrée en scène des deux interprètes, Charlotte Louvel et le chorégraphe, Noé Chapsal, quelque chose vibre qui assure que, cette fois, cela va marcher. Mais quoi ?

Car, à l'entrée, avec le musicien (Christophe Ruetch) derrière ses consoles à jardin qui regarde un rien blasé le public s'installer, le son diffus, au sol l'amas luisant sous une lumière, rasante, le fond noir et sol itou, tout cela ressemble à des choses déjà vues. Mais en bien. Les deux entrent par le haut de cour et, au bruit de froissement sec des costumes en cuir, à l'autorité du mouvement de marche, dans la posture décidée, l'air se met à vibrer autrement. Quelque chose est là qui va se dire, c'est sûr. Pour le moment, ils dénouent l'écheveau de filins qui luisaient sur le sol, en font un bon vieux cercle de danse, en sortent et enlèvent consciensieusement leurs chaussures et trivialement, les chaussettes. Puis ils s'allongent dans le cercle.

Soudain, ils se redressent, sautent, s'étreignent dans l'air d'un grand claquement, retombent, se réallongent. Recommencent. Six fois. Un effort que l'on perçoit comme intense, prélude à une séquence de touchers mutuels, minimes autant que précis, faussement utilitaires (rectifier un pli, épousseter un grain, tirer un pan : autant de prétextes). Ils vont ensuite convier un micro, penché sur eux deux comme un mirador, auquel ils confient les audaces de leur désir avec une authentique fausse retenue (le « j'ai envie de t'embrasser » qui se conclut par le garçon figé vaut résumé). Ils tombent l'armure de cuir, balancent les bras de plus en plus vite, s'en étreignent.

Nous voilà dans la comédie intime des petites audaces amoureuses, des timidités surmontées, des troublantes tentatives ; la carte du tendre n'évolue guère, son expression au regard des sensibilités contemporaines, si. Ces deux là se veulent, nous le dansent et le font dans cette ardeur un peu bravache de l'époque, plutôt prude qu'égalitaire, plutôt effrayées que lucide. Mais c'est troublant de tendresse qui se refuse et émouvant. A cette limite que cela ne fait que la millième fois, environ, que le propos s'incarne en danse contemporaine et les années 1980 se firent une spécialité de ces couples qui tirèrent matière de leur émois pour leurs danses. Que l'on se souviennent des Bouvier-Obadia, Diverrès-Montet, voire pour de moins célèbres mais pas forcément moins touchant, Rivière-Clémentz (la compagnie s'appelait Paul les oiseaux), Doussaint-Dubouloz, Michel Schweizer (oui, celui-là même) et Isabelle Lasserre ou bien à l’extrême limite de ces années, Schmidt-Pernette… Un topique de l'époque qui connu quelques belles réussites -dont celles ici citées- et aussi sa valise de poncifs que l'on préférera taire. Donc Noé Chapsal et Charlotte Louvel font dans le traditionel voire l'attendu. Mais pourquoi, là, avec ceux-là, maintenant, ça marche ?

Premier élément de réponse : ils sont bons. Autodidacte revendiqué, lui émarge au registre des pointures du break, champion de France en solo (Red bull bc one France), lauréats de compétitions internationales en groupe, belle carrière d'interprète ; elle affiche des états de services moins ronflants, mais a fait le CNDC d'Angers, on connaît pire formation, avant de danser pour Jann Gallois et Amala Dianor, il y a des cv moins flatteurs… Cette excellence se voit en scène. Elle en particulier qui, bien qu'éloignée de cette gestuelle très marquée de break et d'acrobatie, relève le défi haut la main (les unissons sont impeccables). Même pour une pièce courte (45 mn), la qualité de la danse aide. D'autant qu'ils bénéficient l'un et l'autre de cette onction mystérieuse que l'on appelle présence. Cela ne gâche rien.
Deuxième élément de réponse, ils bougent neuf. Entendre que cette gestuelle contemporaine mais qui « vient » des formes urbaines en hybridant le tout, ce souci de mise en scène épurée mais soignée qui emprunte au « in situ » sans négliger la scénographie, cette virtuosité recherchée - le saut embrassé décrit plus avant est une impressionnante trouvaille - tout cela contribuent à un rythme et un ton rugueux et rageur tranchant avec les usages. Ce romantisme acrobatique à l'esthétique sensuellement noire dégage un impact visuel original. Ce n'est pas si courant.
Galerie photo © Stéphane Bellocq
Mais surtout, l'adéquation entre cette forme singulière née de l'évolution en cours du hip-hop en direction de la danse contemporain et qui fait du premier la forme vernaculaire de la seconde résonne dans sa prise de risque, dans l'exigence d'égalitarisme, dans sa morgue masquant la timidité, avec l'état actuel du sentiment amoureux tel que nous le dévoilent ou le décrivent romans, films, témoignages ou séries. Ces deux là, à travers sa chorégraphie à lui, parlent d'un certain état du monde.
Cela ne gage en rien pour l'avenir, mais ce qui se donne, hic et nunc, dans ce Viscum est à goûter comme tel.
Philippe Verrièle
Vu le 12 septembre 2025, au Théâtre du Casino dans le cadre du festival Le Temps d'Aimer.