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Youri Grigorovitch : un tsar passe et manque

Le maître du Bolchoï vient de mourir à l'âge de 98 ans. La vie du chorégraphe du ballet Spartacus, impeccable péplum chorégraphique soviétique, est aussi un témoignage formidable sur l'histoire de la Russie au XXe siècle et même au-delà. Car c'est un peu de l'âme russe qu'il exprimait, pour le meilleur et le pire.

Ce n'est pas parce que la culture russe, surtout à forte connotation « soviet uber alles » n'a pas bonne presse qu'il faudrait succomber à une crise d'amnésie trop profonde et oublier que la mémoire de Youri Grigorovitch mort d'une pneumonie le 19 mai 2025 dans une relative discrétion des média français, mérite un peu plus que cette circonspection. Le personnage, la carrière et les œuvres de cette figure essentielle du ballet en Russie au cours du XXe siècle valent en effet pour eux-mêmes et pour moment de l’histoire de la danse, mais aussi comme métaphore du pays tout entier et de ces soubresauts.Quand Spartacus est capturé et exécuté, jeté en l'air et crucifié sur les lances des soldats romains à la fin du ballet éponyme, la force tragique de ce supplice, avec toute son emphase, saisit sans détour. A fortiori dans l'interprétation musculeuse et tourmentée de Vladimir Vassiliev… La légende du couple Vassiliev-Maximova y trouve un de ses épisodes les plus marquants et l'histoire du ballet un monument, certes un rien kitsch, mais d'un souffle irrésistible parallèlement à l'expression d'un certain héros soviétique vigoureux (voire masculiniste) mais profondément sincère. Spartacus, créé le 9 avril 1968 à Moscou au Théâtre Bolchoï, marque un sommet dans la carrière de Youri Grigorovitch, comme la concrétisation d'un style et d'une ambition, voire d'une certaine vision du monde.

Né à Leningrad le janvier 1927 d'un père comptable, Nikolaï Tourgueniev Grigorovitch et de son épouse, Baklava Alfredovna, née Rozaï, le jeune Youri se voit repéré en 1937, quand le danseur Alexandre Orlov (Le Maure à la création de Petrouchka en 1911) suggère à sa mère d'inscrire son fils dans une école de ballet. Le conseil ne peut que toucher Klavdia Alfredovna, sœur de Georgy Rozaï, condisciple de Nijinski et qui a fait carrière au Mariinsky et au sein des Ballets russes de Diaghilev. Le neveu n'a jamais connu l'oncle, mort en 1917 quand la ville s'appelle encore Petrograd, mais quelque chose devait préexister…

Dès la fin de la guerre, en 1946, Youri Grigorovitch sort diplômé de L'école Chorégraphique de Leningrad, et il entre au Kirov, admis dans le corps de ballet. Il se distingue comme un danseur « de caractère » de haut niveau dans les rôles de Nourali dans La Fontaine de Bakhchisaraï (1934) de Rostislav Zakharov. Il côtoie Leonid Jacobson avant que celui-ci ne soit écarté du Kirov en 1951, et Youri Grigorovitch, marié en 1950 avec Alla Yakovlevna Shelest (1919 – 1998), est devenu un danseur remarqué quand, les délires antisémites de la fin de l'ère stalinienne s'étant calmés, le chorégraphe revient, en 1953, après la mort de Staline, pour mettre en scène un nouveau ballet : Spartacus sur une musique d'Aram Khatchatourian. Jacobson, expérimentateur, n'a pas hésité à remettre en cause le vocabulaire académique. Son Spartacus, sans pointes, très moderne pour l'époque, reçoit un accueil politiquement très froid. Grigorovitch ne prend pas ce genre de risque. Si son premier ballet, Aistenok sur une musique du compositeur Ukrainien Dmitri Klebanov – mal vu des autorités après sa symphonie sur le massacre de Babi Yar – peut paraître un faux pas, il se rattrape vite quand il crée son premier « grand » ballet, La Fleur de Pierre (1957) pour Natalia Bessmertnova, sa future femme (Youri Grigorovitch l'épouse en 1968, une fois qu'elle a divorcé de son premier mari en 1966 et que lui même divorce en 1964). Il va se garder des innovations formelles. Mais, pour autant, Grigorovitch ne se borne pas au conte de fées. L'exaltation du héros soviétique n'est pas une pose. Danilo, son tailleur de pierre qui cherche à capturer la beauté d'une fleur fraîche dans la pierre, participe d'un monde de réalités concrètes qui s'ouvrent à lui dans le royaume de la Maîtresse de la Montagne de Cuivre, souveraine des pierres précieuses de l'Oural. Avec cette naïveté sincère (que l'on se souvienne du film L'Homme de marbre d'Andrzej Wajda, en 1977) propre à une certaine « face solaire » de l'idéologie soviétique. D'ailleurs dans la scène suivante, il retrouve son village et sa vie quotidienne, interrompue par un carnaval avec des danses folkloriques, des gitans et un ours apprivoisé. Danilo retourne auprès de son peuple afin d'apporter de la beauté à sa vie… Beau comme un discours du plenum du Comité central. Le ballet obtient un succès immédiat : athlétique et fort, dans l'esprit du nouveau héros forgé par le monde communiste, il possède aussi ce lyrisme puissant et avec « de la fougue, de la passion, de l'énergie presque surdimensionnée » comme le dira plus tard Jean Guizerix, un Ivan le Terrible d'anthologie (mais nous y reviendrons).

Pour le moment, le succès aidant, il est impérativement suggéré au jeune homme de rejoindre le Bolchoï de Moscou, beaucoup mieux en cour que ce repère de révisionnistes (et de dissidents, Noureev est passé à l'Ouest en 1961) qu’est alors le Kirov ! La Fleur de pierre qui a propulsé vers la gloire toute une génération de danseurs qui sont ensuite devenus des stars, est transféré au Bolchoï, où le ballet est devenu l'une des premières prestations des légendaires Ekaterina Maximova et Vladimir Vassiliev. En 1962, le très frais chorégraphe rejoint donc le Bolchoï dont il prend la direction de la danse en 1964. Il va diriger le ballet jusqu'en1995. Il y chorégraphie des œuvres importantes dont, en 1968, la fameuse nouvelle version de Spartacus.

En 1975, il crée à Moscou Ivan le Terrible, inspirée par le film d’Eisenstein sur la musique de Prokofiev, le succès lui ouvre les portes de l’Opéra de Paris. Ces rôles de Tsar passablement bousculés du cortex éblouissent le monde de la danse et Bessmertnova y est phénoménale !

En 1976, Hugues Gall, fait entrer le ballet entre au répertoire avec Jean Guizerix, prodigieux. « C’est lui qui avait décidé seul des distributions. Il possédait une forte autorité naturelle, et personne n’aurait osé le contredire ou lui imposer quelque chose » raconte le danseur. Dominique Khalfouni y passe directement étoile effaçant la case « première danseuse » tant sa prestation y dépasse l'entendement. Le ballet est spectaculaire et puissamment chargé voire un peu dérangé tant la névrose du pouvoir y est incarnée. Remonté à l'Opéra National de Paris pour quatorze représentations en 2003 avec Nicolas Leriche dans le rôle titre, il possédait encore de très puissantes ressources expressives et fichait – littéralement – les chocottes ! Mais les héritiers Prokofiev bloquent aujourd'hui la reprise de cette œuvre qui est à fois une date et un symptôme. A l'époque, le dirigeant de l'Union soviétique s'appelle Leonid Brejnev, qui occupe le siège de secrétaire général du Parti communiste de l'Union soviétique… Les tsars ont de beaux jours devant eux.

Grand spectacle et grands sentiments. Le ballet soviétique va assurer pendant les années 1970 et 1980 une fonction assez curieuse. Alors que la danse moderne apporte, depuis les États Unis une liberté des formes, le grand vocabulaire académique trouve en Union Soviétique son conservatoire et, par certains aspects, son apogée. On pourra y voir la parabole que l'on veut. Mais il serait injuste de nier à ces grandes fresques formalistes une certaine efficacité, d'autant que servies par des interprètes exceptionnels, elles sont l'occasion de tour de force technique assez impressionnant ; Spartacus est très révélateur de cette forme du ballet « classique », didactique et athlétique.

Mais Grigorovitch se sclérose, perdant son goût pour l'expérimentation. Ses productions virent à la formule, mais lui même tenant le Bolchoï d'une main de fer, laisse peu de place à l'alternative tandis qu'il se concentre sur la réinterprétation des classiques d'un Marius Petipa largement mythifié ; avec quelques éclaircies cependant comme un Roméo et Juliette (1979, cinématographique, athlétique et social qui vaut beaucoup mieux que nombre des versions servies « à l'Ouest » (y compris voire surtout par d'anciens « dissidents ») …Enfin, l'Union Soviétique pète toutes ses coutures ; l'empire éclate de partout. Le 9 novembre 1989, le mur de Berlin tombe. En janvier 1991, l'indépendance de la Lituanie fait treize morts, mais l'armée rouge se retire ; Boris Eltsine et les présidents de Biélorussie et d'Ukraine se réunissent à Minsk le 8 décembre 1991 et concluent à la dissolution de l'URSS. Le 21 décembre 1991, l'Union soviétique a vécu et Boris Eltsine crée les institutions de la nouvelle Russie dans un chaos économique et politique indescriptible.

Youri Grigorovitch reste Tsar du Bolchoï, figé dans son règne trentenaire. Pour le moins – euphémisme – d'autoritaire, son style de direction passe de moins en moins bien dans la Russie d'alors. En 1995 il est démis de ses fonctions de directeur du Bolchoï après trente ans de pouvoir sans partage et il est remplacé par Vladimir Vassiliev (seul, sans Maximova) qui prend la suite dans des conditions économique et politique très difficiles. Et l'immarcescible Spartacus ne fait pas de miracle. En 2000 il est remercié à son tour. Poutine s'affirme au pouvoir. La « grande » Russie est de retour.

Grigorovitch qui s'était réfugié à à Krasnodar (comme naguère il l'avait fait à Perm face à l'invasion allemande de 1941) pour créer sa propre compagnie, revient dans le célèbre théâtre moscovite en 2008, redevenant l’un des chorégraphes principaux de la compagnie de ballet. Reste que son temps est passé. « Cet homme était un cadeau de Dieu », à confié à l'AFP l'ancienne danseuse étoile du Bolchoï de 78 ans Agnessa Baliïeva ajoutant vouloir dire « un grand merci pour son talent, son génie, son âme et son humanisme » tandis qu'elle se rendait à l'hommage que rendait le Bolchoï.

Un récent sondage indique que les dépenses des Russes pour les billets de ballets classiques ont augmenté de 20% en 2024. Poutine est toujours au pouvoir. L'âme russe est éternelle, presque comme Spartacus.

Mais, il ne serait pas un peu Ukrainien ce héros là ?

Philippe Verrièle

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