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« Vers un Pays sage » et « Autodance » par les Ballets de Monte Carlo

Le grand classique trépidant de Jean-Christophe Maillot rencontre l’univers de Sharon Eyal !

Depuis quelque temps, on voit un peu plus souvent les Ballets de Monte Carlo en France, et notamment à Paris. Et c’est une bonne nouvelle. En 2024 la troupe monégasque était au Temps d’aimer à Biarritz et au Théâtre des Champs-Elysées. Et aujourd’hui au Théâtre de la Ville, pour la première fois. Jean-Christophe Maillot s’y était produit une seule fois, en 1986, avec le Ballet de Tours !

Face à cette dimension historique, mais aussi en tant que vraie égérie de la troupe qu’elle a fait (re)naître en 1993, Caroline de Monaco (S.A.S. la Princesse de Hanovre) avait fait le déplacement, place du Châtelet. Ce n’était pas pour la découverte du programme. Vers un Pays Sage, créé en 1995, est la pièce la plus personnelle de Jean-Christophe Maillot et la plus emblématique de la compagnie, un peu comme May B  l’est pour Maguy Marin.

Au fil du temps, toute personne proche de la compagnie l’aura vue interprétée par différentes générations de danseurs. Et Autodance à été transmis aux Ballets de Monte Carlo par Sharon Eyal en avril 2024. Mais on n’a pas vu à la première au Théâtre de la Ville l’Israélienne, pourtant installée en France depuis 2022, elle qui est en train de monter à l’Opéra de Paris une version sur pointes de son fameux OCD Love.

Maillot-Eyal donc, ce qui fait a priori un programme de deux styles très différents, sinon opposés. Et on ne tentera pas de démontrer le contraire. Seulement, les deux univers s’appuient sur une rigueur et une exigence corporelle à des niveaux tout à fait comparables. La marche sur demi-pointes chez Eyal, continuelle et très relevée, n’est pas moins fatigante pour le corps que les trajectoires et portées chez Maillot.

Apesanteur tellurique

Dès l’exposition, la démarche d’Eyal ne laisse s’installer le moindre doute. Pieds et jambes portent l’esprit de la pièce, comme jadis chez Edouard Lock. Les envolées en moins. L’articulation des jambes rappelle celle des flamants roses ou gruidés, dans une apesanteur paradoxalement tellurique, une énergie prête à se déployer mais retenue avec force. Ainsi mis sous tension, ils font le tour du plateau, autour d’un carré noir central. Et à chaque passage, le groupe s’agrandit et poursuit sur ses unissons continus.

Mais si l’exigence est forte pour les interprètes, elle l’est moins pour le spectateur. On voudrait mettre le fait que le suspense reste très modéré sur le dos de la prévisibilité. Mais les autres pièces d’Eyal ne sont pas moins claires dans leur structure. Il manque à Autodance  moins le facteur surprise que cette électricité qui se produit habituellement dans les unissons chez Eyal, ces vibrations qui trahissent une ardente vie intérieure. Le lien entre les danseurs semble perdu, les corps restent solitaires et les cœurs muets. Mais n’est-ce pas le sens même de cette auto-danse, qui se danse elle-même, où sur leur catwalk imaginaire les models en corps de ballet ont avant tout pour tâche de s’occuper de leurs propres mouvements ?

Triple trouble, double Monaco

Le long solo qui divise Autodance  en trois tableaux ne réinvente pas non plus la roue, son rôle étant surtout de réexposer le vocabulaire déjà-vu. En gros, les flamants roses restent pales. Avec la distanciation permanente entre les danseurs, où chacun s’active dans sa bulle, on est même tenté d’y voir une pièce représentative des mesures sanitaires et leur époque. Mais Autodance  date d’avant la Covid-19. La création s’est faite en 2018, avec le GöteborgsOperan Danskompani.

Galerie photo © Alice Blangero

Ensuite, et c’est là que la chose devient vraiment étrange, la pièce a été recréée en même temps par le Staatsballett de Munich et les Ballets de Monte-Carlo, chaque fois en avril 2024. Plus curieux encore : La langue italienne (celle qui fait qu’on parle de Monte Carlo et pas de Mont-Charles), nomme la capitale bavaroise comme la principauté du rocher : Monaco.

Le troisième trouble provient du court poème signé Sharon Eyal et mis en exergue sur le site des Ballets de Monte Carlo, qui semble décrire les pensées des personnages : « Je tourne en rond - vieux, heureux, enfant / Mes pensées sont sans fin - bientôt je me déconnecterai / Je rêve en rose - je suis noir / J’y arriverai bientôt / Je tourne en rond, l’odeur est trop forte, je suis fatigué. » Ou bien serait-ce un aveu de la chorégraphe ?

La sagesse de la joie

Confronter cette œuvre de Sharon Eyal à Vers un pays sage  révèle non seulement des oppositions stylistiques mais aussi les différences d’esprit entre deux époques. On sait que Jean-Christophe Maillot a créé cette pièce en 1995, et donc peu après son arrivée à la direction des Ballets de Monte Carlo, en hommage à son père. Suite au départ prématuré de Jean Maillot, Jean-Christophe aurait eu toutes les raisons du monde de signer un œuvre mélancolique. Et c’est le contraire qui arriva. Pas un requiem, mais une ouverture lumineuse. Et tant mieux, puisqu’un requiem serait déjà mort alors que la virée vers les cieux de Maillot-père continue à briller comme au premier jour.

Galerie photo © Alice Blangero

Certes, cette pièce est datée. Mais elle l’est dans le sens d’un millésime qui promet nuances et complexité d’un bouquet d’exception. Il y a trente ans, la chute du mur de Berlin promettait « la fin de l’histoire » et Vers un pays sage  porte l’optimisme et la légèreté relative de son époque. Et bien sûr l’héritage de toute cette danse effervescente des Balanchine, Forsythe et tant d’autres. Où la pulsation, sur la musique de John Adams, d’une Lucinda Childs rencontre la richesse tantôt romantique tantôt charnelle d’un Robbins avec parfois le regard distancié d’un Mats Ek. Arriva plus tard le Maillot des grands ballets narratifs en relecture des grandes histoires historiques.

Couleurs et lumières

Le pays sage, lui, se trouve dans les sphères d’où descend un tableau diaphane, en guise de rappel du peintre Maillot, comme s’il s’agissait d’une composition faite à partir des couleurs aquarelles qui illuminent successivement la cage de scène. Dominique Drillot, créateur de la scénographie entièrement faite de lumières se rappelle : « Cette pièce m’a donné la possibilité de m’emparer des couleurs, alors que la danse contemporaine des années 1990 travaillait surtout les nuances de lumières blanches sur fond noir. » Ses débuts de carrière étaient par ailleurs scénographiques – en tant qu’assistant de Jean Maillot !

Galerie photo © Alice Blangero

Si on peut éventuellement attribuer l’austérité esthétique des années 1990 dont parle Drillot aux ravages du sida dans la communauté chorégraphique de l’époque, on retrouve curieusement la même ambiance chez Sharon Eyal. Avec une autre donnée fondamentale qui marque la différence des ambiances : Autodance  se veut, comme son nom l’indique, une danse qui découle de chaque individu, aussi formatés soient-ils. C’est la danse de quatorze solitudes, faunes ou nymphes désabusés et asexués.

Chez Maillot, au contraire, personne, jamais, ne danse seul ! Vers un pays sage  célèbre la vie et le partage comme gage de sagesse. Le pays vers lequel Eyal nous amène dans son Autodance  est un pays trop sage. Et plutôt sombre, comme l’est aussi la musique véritablement minimaliste d’Ori Lichtik, alors que celle d’Adams, qu’on avait toujours dite minimale, construit de florissants paysages sonores.

Thomas Hahn

Vu le 28 février au Théâtre de la Ville

Autodance

Chorégraphie : Sharon Eyal
Co-créateur : Gai Behar
Composition musicale : Ori Lichtik
Lumières : Alon Cohen
Assistant Chorégraphe : Keren Lurie Pardes
Costumes : Rebecca Hytting

Première : 3 mars 2018, GöteborgsOperan

Interprétation : Jaat Benoot, Anissa Bruley, Ige Cornelis, Daniele Delvecchio, Michele Esposito, Emma Knowlson, Mimoza Koike, Ashley Krauhaus, Isabelle Maia, Riccardo Mambelli, Ekaterina Mamrenko, Lennart Radtke, Christian Tworzyanski

Vers un pays sage

Chorégraphie : Jean-Christophe Maillot
Musique : John Adams - Fearful Symmetries
Scénographie : Jean-Christophe Maillot & Dominique Drillot
Image d’après le tableau original de Jean Maillot
Costumes : Jean-Christophe Maillot, Jean-Michel Lainé
Lumières : Dominique Drillot

Ballet remonté par : Bernice Coppieters

Interprétation : Juliette Klein, Jaeyong An, Katrin Schrader Jérôme Tisserand, Lydia Wellington, Jaat Benoot, Anissa Bruley, Lukas Simonetto, Kathryn Mcdonald, Simone Tribuna, Ashley Krauhaus, Alessio Scognamiglio, Michele Esposito

 

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