Triple Bill Forsythe au Ballet du Rhin
Une soirée Forsythe exceptionnelle comme un condensé de l’écriture du chorégraphe qui met en valeur les superbes artistes du ballet.
Le Ballet de l’Opéra national du Rhin a eu l’excellente idée de programmer trois œuvres de William Forsythe qui s’étendent sur la période 1989 – 1996, soit à la grande époque du Ballet de Francfort, où il forge son écriture en déconstruisant le vocabulaire classique [lire notre article]. Cette intelligente soirée conçue par Bruno Bouché, directeur du Ballet de l’OnR, le révèle avec splendeur. Et c’est un vrai bonheur de retrouver cette fine phraséologie chorégraphique qui affirme avec force que la danse (comme l’inconscient lacanien) est structurée comme un langage. Et c’est de ses formes discursives ou disruptives qu’elle tire la singularité de ses récits, avec l’avantage supplémentaire de ressembler au cours des rêves, accumulant de nombreuses significations comme autant d’harmoniques, plutôt que de suivre une linéarité pour se faire comprendre.
Tout commence par Quintett (1993) sur l’air Jesus’ Blood Never Failed For Me de Gavin Bryars. Lancés à 100 à l’heure, ou plutôt à 120 bpm, les danseurs s’élancent sur le plateau. Ils enchaînent figures et préparations classiques avec grandiloquence, venant démentir subtilement l’air répété a capella sans la moindre emphase captée par Bryars avec un sens de l’autodérision affirmé. Dans ce registre, Cauê Frias brille de de tous ses feux. Il faut avouer que sa grande taille apporte encore plus d’humour à sa prestance !
Mais bientôt, tout se dérègle subrepticement, le mouvement se déstructure, se tord, ou se convulse alors que la fille en bleu (Ana Enriquez) s’empare des figures classiques en les défigurant. Pire encore, la fille en orange va encore plus loin, emmenant bien loin ce vocabulaire devenu cette fois méconnaissable… mais tellement « forsythien ».
À partir de là, il n’y a plus aucun frein à l’imagination dans les combinaisons chorégraphiques et ses portés ahurissants, ses sauts invraisemblables – comme celui d’Ana Enriquez (parti plié du sol, arrivé plié en l’air !). La technique classique semble se retourner comme un gant. Apparaissant ici ou là comme un souvenir du corps. Un membre fantôme. Comme ces jambes qui se dérobent brusquement. Les mouvements s’enchaînent de plus en plus vite, et se déconstruisent ou plutôt s’animalisent, comme si la logique du corps humain se déréglait pour devenir autre chose. Une sorte de monstre. Virevoltants, s’envolant dans les airs, emportés par un élan irrépressible, d’une urgence absolue, Quintett semble être une ode à la vie et à la liberté que les cinq danseurs et danseuses exécutent magistralement.
Mais soudain, une nostalgie indicible envahit le plateau, soulignée par les clairs-obscurs qui nimbent les interprètes, et bientôt, quand ils passent devant le projecteur, deviennent des sortes d’ombres projetées de la chorégraphie que l’on vient de voir, comme des fantômes du passé. Et il nous faut du temps pour comprendre que cette sorte de tapis blanc qui passe devant nos yeux avec des « tas » posés dessus est peut-être un cercueil sur lequel on jette de la terre. La danseuse orange (Julia Weiss) qui tombe en arrière plusieurs fois avant d’être rattrapée à chaque fois par un danseur qui sort des coulisses pile au bon moment, nous rappelle soudain que Quintett a été composé comme une « lettre d’amour » à sa femme, Tracey Kai-Maier, morte l’année suivante d’un cancer.
Très différent, le Trio (1996), qui entre ce jour même au répertoire du Ballet de l’Opéra national du Rhin, faisait partie d’une pièce plus longue intitulée Six Counter Points (Six Contre Points) et qui passait du statisme d’un duo dansé assis (The The) à l’hyper virtuose The Vertiginous Thrill of Exactitude. Ce Trio, totalement déstructuré qui met en scène la façon dont les danseurs conçoivent la danse est aussi excellent qu’hilarant. À force de compétition, d’exhibition de parties du corps sensées, de dissection de segments – bras, poignets, chevilles, coudes, épaules notamment – dans toute leur mécanique, on entre dans le vif du sujet dansant qui pense grâce au travail quotidien de chacune de ces parties, devenir un tout aimable. Et dans ce registre, Erwan Jeammot, Yeonjae Jeong, et Alexandre Plesis sont excellents. Mais ils sont plus extraordinaires encore dans ce qui suit, soit une chorégraphie qui part des endroits du corps mis en exergue précédemment, ainsi, chacune de ces parties devient le moteur du mouvement… avant qu’ils ne fassent circuler dans le corps ces amorces gestuelles. Les éclats du Quinzième quatuor de Beethoven qui jaillissent puis s’arrêtent rythment cette composition invraisemblable, qui, parfois, s’apparente au contact-improvisation, une technique de danse dans laquelle les points de contact physique sont le point de départ d’une exploration à travers des mouvements improvisés, et parfois d’enchevêtrements indémélables. Ainsi de rebonds en sursauts, de contrecoups en contrepoids, s’installe une chorégraphie de l’instable absolument fascinante, comme dansée au bord d’un précipice.
Enfin, Enemy in the Figure (1989), vient clore cette soirée époustouflante. Avec sa scénographie d’une beauté plastique hallucinante, voire hallucinatoire, et signée elle aussi de William Forsythe, une forme courbe de bois clair qui ondule en plein milieu du plateau, un énorme projecteur très cinématographique, des guindes et des câbles qui courent et oscillent au ras du plateau, c’est une sorte de concentré du style du chorégraphe qui électrise le plateau avec la musique de Thom Willems. Les costumes qui magnifient les corps, justaucorps blancs ou noirs,et l’introduction de costumes à franges ajoute encore à cet art cinétique qui envahit le plateau. De plus en plus vite, de plus en plus fort, telle pourrait être la devise de ce ballet d’une fulgurance inouïe, très graphique, si dense que l’on a toujours l’impression de ne pas avoir eu le temps de tout voir. C’est sur cette incertitude de la perception visuelle et la rémanence rétinienne que joue Forsythe. Sa phrase signature « bienvenue à ce que vous croyez voir » étant plus que jamais ici pertinente. C’est un vrai feu d’artifices chorégraphiques que nous offre cette œuvre, un flux d’énergie irrépressible, nous entraînant même à regarder les ombres comme autant de nouveaux danseurs.
L’interprétation du Ballet de l’Opéra national du Rhin est plus encore que magistrale, totalement unique sinon icônique ! Parfaitement connectés, épousant les heurts de cette musique orageuse, techniquement impressionnants. Ils nous permettent même de découvrir des détails insoupçonnés, comme ces groupes qui, en fond de scène, ponctuent les solos ou les duos de sissones sautillants, ou ce dernier duo à cour, alors qu’une danseuse recule vers le fond à jardin, qui semble s’effondrer en s’entrelaçant.
Une telle écriture servie par des danseurs d’un tel niveau est suffisamment rare pour être soulignée et saluée !
Agnès Izrine
Le 27 février 2025, Opéra national du Rhin, Strasbourg. Jusqu'au 2 mars.
Les 14 et 16 mars, La Filature, Scène nationale de Mulhouse dans le cadre de la Quinzaine de la Danse.
Distribution :
Quintett Reprise. Créée en 1993 par le Ballet de Francfort. Entrée au répertoire du Ballet de l’OnR en 2017. Chorégraphie William Forsythe En collaboration avec Dana Caspersen, Stephen Galloway, Jacopo Godani, Thomas McManus, Jones San Martin Musique Gavin Bryars Costumes Stephen Galloway Décors et lumières William Forsythe
Danseurs et danseuses : Marc Comellas , Ana Enriquez, Cauê Frias Avery Reiners, Julia Weiss
Trio Entrée au répertoire. Créé en 1996 par le Ballet de Francfort. Chorégraphie et scénographie William Forsythe Musique Ludwig van Beethoven Lumières Tanja Rühl Costumes Stephen Galloway
Danseurs et danseuse : Erwan Jeammot , Yeonjae Jeong, Alexandre Plesis
Enemy in the Figure Reprise. Créé en 1989 par le Ballet de Francfort. Entrée au répertoire du Ballet de l’OnR en 2023. Chorégraphie, scénographie, lumières et costumes William Forsythe Musique Thom Willems
Danseurs et danseuses : Susie Buisson, Marin Delavaud, Marta Dias, Ana Enriquez, Cauê Frias, Brett Fukuda, Erwan Jeammot, Rubén Julliard, Pierre-Émile Lemieux-Venne, Alice Pernão, Julia Weiss
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