«Into the silence» par Yuval Pick
Fraîchement sorti du CCN de Rillieux la Pape, Yuval Pick proposait une pièce en diptyque qui poursuit son analyse du rapport au son. Mais alors qu'il a pu explorer Kraftwerk ou David Lang, pour Into the silence, il aborde par la face « sonore » un Everest : Les Variations Golberg de Jean-Sebastien Bach.
Dans le foisonnement des versions chorégraphiques des Variations Goldberg, se dégage deux grandes tendances les analystes et les athlètes. Les premiers, comme Anne Teresa De Keersmaeker [lre notre critique] pour elle-même avec le pianiste Pavel Kolesnikov ou Jerome Robbins pour le New-York City Ballet [notre critique], décortiquent la musique et la détaillent par la danse ou en cherche l'impact émotionnel,comme Heinz Spoerli (Goldberg-Variationen ; 1983). Les seconds comme Virgilio Sienni (Golberg Variation ; 2009) ou Steve Paxton (dans le film qu'en réalisa Walter Verdin en 1992), à travers l'improvisation et la voie paradoxale de l'absence d'effort ou du relâchement jusqu'à une apparence de désinvolture, se confrontent physiquement à la performance. Le jeu peut être complexe chez Erika Zueneli (Variazioni, 2011) où Denis Chouillet joue seul et simultanément de deux pianos disposés à angle droit, définissant ainsi l'espace contraint dévolu à la danse ! À mi-chemin Marie Chouinard déconstruit sur l'interprétation de Glenn Gould et avec l'appui du compositeur Louis Dufort (bODYrEMIX / lesvARIATIONS_gOLDBERG ; 2005) tandis qu'Emanuel Gat en étudie la profondeur sonore là encore en lien avec la présence obsédante dans notre champ d'écoute (et l'on pourrait presque parler d'habitus) de la référence à Glenn Gould puisqu'il mêlait une émission de radio avec des extraits de l'enregistrement de 1981 (pour le mythe, il faut rappeler que si Gould n'enregistrait jamais deux fois une œuvre, il fit une exception avec les Variations Goldberg, en 1981 après 1955, l'histoire de la musique s'en souvient !) [lire notre critique]
Univers en tant que tel, « Les Variations Goldberg sont, en réalité, une encyclopédie : un aperçu du monde de la musique profane. On y trouve des canons, une fugue, une ouverture française, une sicilienne, un quodlibet, des solos accompagnés, ainsi qu'une série d'inventions et de mouvements de danse » écrivait le musicologue Charles Rosen. Autant dire que toutes les approches s'offrent à celui qui s'aventure dans cette musique monde et que Yuval Pick affronte un paysage encombré, à commencer par cette silhouette grommelante (Gould était très « sonore » au piano).
Il y a donc du monde sur le sujet, et l'on constatera, simplement à l'énoncé ci-dessus, que la partition éclipse souvent toute autre intention (ainsi, le titre de ces pièces chorégraphiques est en général celui de la partition, ce qui n'est pas si fréquent) et que l'enregistrement des interprétations de Glenn Gould sont essentielles.
Yuval Pick ne suit ni l'une ni l'autre de ces poncifs.Donc, l'objet intrigue.
La scénographie suggère la boîte noire : une fine ligne lumineuse en bas de cour, plus haut une verticale et une descendante, à jardin quelques autres pour définir un espace sans le marquer. Les enceintes se devinent à peine : cela se concentre sur le sujet, lequel a commencé, comme résonne la version au piano de la musique de Bach qui « sonne » singulièrement. Très éloigné de tout épanchement lyrique, chaque note bien détachée voire détaillée ; rien de l'intention baroque non plus ; et pas Glenn Gould dont les versions marquent pourtant toutes oreilles mélomanes d'aujourd'hui. Il s'agit de la pianiste Rosalyn Tureck (1913-2003), version explicitement choisie par Yuval Pick parce que plus propre à composer avec le mouvement (pas tant parce que « plus lente » puisque Robbins choisit parfois des tempi plus ralentis, que plus régulière, plus humaine en quelque sorte).
Puis cela s'anime. Une danseuse entre, Noémie De Almeida Ferreira ; elle impose d'emblée sa présence, lance sa variation avec une assurance maitrisée… Immédiatement l'impératif de précision et la subtilité de la matière chorégraphique voulus par Yuval Pick s'imposent. Déploiement, regard qui accroche tout est là ; une seconde, Salomé Rebuffat, apparaît pour le duo. Elles tutoient l'unisson mais le décalent en miroir, en canon, en feintes, s'y retrouvant pourtant comme on jubile. Le silence entre les séquences musicales (cela ne suit pas l'ordonnancement strict de la partition) n'interrompt pas le dialogue entre les deux danseuses (Into the Silence, donc) dont le plaisir sensuel à cette danse ciselée comme un bijou – ces tremblement calés sur la musique, ces mains collées sur le sein et qui s'ouvrent, ces développés plongés comme des tours de force- transpirent, au propre et au figuré. Ainsi pendant six ou sept variations, le décompte est trompeur.
Elles laissent la scène à Guillaume Forestier, moins sensuel que la première danseuse mais aussi assuré, très athlétique, mais délié comme la seconde, Il sert avec la même énergie cette composition redoutable, mais seul, il n'a pas à souligner l'écoute « entre » (entre les deux danseuses), mais « avec » car le son s'amuït, se spatialise, voire se balade quand d'un pas décidé il tourne avec l'enceinte au bout du bras. Et lui, il donne de la chair à l'écho. Le solo répond donc au duo en ce que dans celui-là se voit l'écoute entre les deux danseuses, tandis qu'il se voit écouter et dialoguer avec le son dans celui-ci.
Deux phases d'une même interrogation : qu'entend-on dans cette musique et en particulier avec cette façon de la jouer si éloignée de ce que sont devenues nos habitudes d'écoute ? Une façon de nous dire, par la danse, « Regardez comment vous l'entendez », en somme. Ainsi ce Into the Silence rejoint le Trois Boléros (1996) d'Odile Duboc qui parvenait à nous rendre sensible à notre conscience du réel ; ce que l'on pourrait appeler aussi une phénoménologie de l'écoute, mais dans une économie très différente et qui tient aussi à l'excellence de l'interprétation.
Philippe Verrièle
Vu le 30 mai 2025 au Centre Chorégraphique National de Tours, dans le cadre du festival Tours d'Horizons 2025.
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