« Nocturnes » & « Minuit et demi ou le cœur mystérieux », par Thierry Malandain
Climat un peu crépusculaire. La nouvelle création de Thierry Malandain Minuit et demi ou le cœur mystérieux tourne autour de La Danse Macabre de Camille Saint-Saens et marque un tournant : c'est peut-être la dernière création du chorégraphe en tant que directeur du CCN de Biarritz fondé en 1997… Et à cela s'ajoute des conditions personnelles telles que tout en fut teinté de deuil [lire notre entretien]. Mais le grinçant et la dérision, puis une pulsion de vie, finissent par écarter les ombres.
Avant toute analyse, lever un obstacle : définir le corpus sur lequel doit se poser la critique.
La soirée est en effet composée de deux pièces, une ancienne, Nocturnes (2014), une création, Minuit et demi ou le cœur mystérieux, mais malgré ce caractère disparate, le thème de la danse macabre baigne toute la soirée. Pour la seconde pièce, la chose est évidente puisque la partition de Camille Saint-Saëns ouvre le débat sous l'espèce du poème symphonique et le (presque) clôt sous la forme d'une mélodie, source du précédent. Pour la première pièce, la chose est plus subtile et tient à la structure de composition en flux orienté, succession de variations se chassant l'une l'autre comme dans La Ronde, la pièce de théâtre d'Arthur Schnitzler, l'argument sentimental s'effaçant devant la farandole mortuaire d'une succession d'humains saisis en pleine vie qui, les uns après les autres, sortent du monde (ici, de la scène par la coulisse jardin). Cela évoque, le chorégraphe lui-même le reconnaît, le thème plastique des danses macabre dont l'ancienne fresque du Cimetière des Innocents fut la matrice du genre !
Galerie photo © Stéphane Bellocq
Pour rappel, l'iconographie des danses macabres, est une forme picturale qui éclot au XVe siècle pour connaître une fortune européenne : Londres (vers 1430), Bâle (une première vers 1440 et une seconde vers 1480), La Chaise-Dieu (vers 1460-70), Lübeck (1463), etc… Picturalement le thème tient dans l'ordre de la farandole, le mort accompagnant le vif quel que soit sa classe et son rang. Ce que le poème d'Henri Cazalis – titré Egalité-Fraternité – mis en musique par Saint-Saens résumait du grinçant : « Et vivent la mort et l'égalité ! »
Pour résumer le problème, la soirée se place sous un thème dont l'illustration la plus certaine appartient à la pièce qui n'a pas été composée pour l'occasion, mais dix ans avant, dans une autre perspective… Et qui n'apparaissait pas ainsi marquée d'une telle thématique quand elle a été créée et sachant que Thierry Malandain ne modifie jamais ses pièces après leur création. Donc Nocturnes est la même œuvre, mais sa perception a changé du tout au tout !
On comprend mieux ce climat crépusculaire et sa traduction entre dérision et morbidité en relisant l'interview que le chorégraphe accorda à Danser Canal Historique (lien ci-dessus).
Galerie photo © Olivier Houeix, © Stéphane-Bellocq
Mais même avec les mélodies et des extraits du Carnaval des animaux (on y entend une citation de La Danse Macabre), cela ne fait pas assez pour une soirée. D'où la nécessité du complément et le projet d'un Songe (sur la musique de Felix Mendelssohn) envisagé initialement n'a pas résisté à ce climat sombre jusqu'au lugubre et grinçant jusqu'à la dérision. Et c'est ainsi que les Nocturnes de Frédéric Chopin, devenu Memento Mori, structuré explicitement comme la farandole fatale, devinrent prologue au point de sembler avoir toujours occupé cette place. Jusqu'à ce schéma, dans l'un des tous premiers duos, dans lequel, de dos, dans une gestuelle cocasse assumée, les danseurs marquent la hauteur descendante de la toise comme mesurant le corps s'enfonçant dans le sol… Quelques fleurs dans les trous de nez de la mort aurait grinçé Brassens bien en phase avec cette expression d'un moyen-âge finissant. La versatilité du sens de l'œuvre et l'importance de l'interprétation n'apparaissent que mieux dans cette mutation. Les danseurs, excellents, et qui, pour beaucoup, n'ont pas participé à la première d'il y a dix ans, donnent une autre intensité et d'autres intentions sans que les pas changeassent; et tout en change. Compréhensible que si certains (Hugo Layer) excellent d'autres peinent à trouver le ton juste ; cela viendra ! Le climat y aide… Car ce détournement des nostalgiques fêtes galantes avortées d'un Chopin souvent désabusé (l'interprétation en direct, piano sur scène, de Thomas Valverde, a juste ce qu'il faut d’« aquaboniste » pour que cela sonne grave sans être lourd) ouvre sur un ravageur branle de squelettes avec violon désaccordé et xylophone brinquebalant.
Galerie photo © Olivier Houeix © Stéphane Bellocq
Construit chorégraphiquement en saynètes chacune appuyée sur une partition spécifique, Minuit et demi ou le cœur mystérieux part donc du poème symphonique, construisant et déconstruisant le groupe en spirale, damier, lignes, allongés ou debout, passant au gré des habillages-déshabillages de somptueux manteaux noirs sur des tenues bleues, de la solitude des cimetières sous la lune, à la fantaisie tressautante de séraphins en goguette… Évidemment, le ton de l'ouverture entraîne la suite, chaque épisode, alternant les grotesques virant au grave (le jogging déconcertant des filles) ou l'inverse, à la manière de ces traversées hiératiques d'un mort en manteau et longue traine noire (le mort, meneur de danse macabre, est masculin, comme dans le film Le Septième Sceau d'Ingmar Bergman), mais qui abandonne comme une laisse de mer, un corps bleu derrière lui, lequel revit dans toute sa sensualité. Cela vire même aux plaisanteries digne d'un Bal des Quat'z'Arts, version chic, quand le ballet s'appuie sur le fameux poème de Cazalis.
Cependant Minuit et demi ou le cœur mystérieux ne se finit pas là, mais sur une ligne descendante de corps sensuels et presque nus (d'apparence) venant comme une renaissance après les triomphes de la mort. Laissant à penser que Thierry Malandain, après ce grand ballet (car il faut définitivement intégrer Nocturnes au dispositif) avait dépassé l'acmé de la tristesse pour regarder de nouveau le monde, ce que la compagnie, décidément d'une qualité d'interprétation aussi affûtée que la technique, accompagne avec jubilation.
Et comme l'écrivit le poète médiéval Rutebeuf (vers 1230-1285), un peu plus tôt que les danses macabres :
« J’ai tant fait que plus je ne puis ;
Aussi me faut tenir en paix :
Dieu veuille que ne soit trop tard !»
Philippe Verrièle
Vu le 16 mai 2025 au Théâtre Victoria Eugenia, Saint-Sebastien (Espagne/Pays Basque) dans le cadre des activités du Ballet T.
Catégories:
Add new comment