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A Montpellier Danse, Nadia Beugré crée « Epique ! (pour Yikakou) »

La situation était particulière. D’abord, dans la cour de l’Agora, on assista à l’inauguration de la nouvelle appellation, cour Montanari, lors d’une cérémonie dansée par Fabrice Ramalingom, Mathilde Monnier et Salia Sanou, en hommage à Jean-Paul Montanari qui manquera non seulement à la danse, mais à la ville de Montpellier toute entière. Dans la foulée, on vit Nadia Beugré rendre hommage à son propre père, décédé en 2001 : Epique ! (pour Yikakou), une création mondiale qui aurait enthousiasmé le défunt directeur montpelliérain.

Non, son père ne s’appelait pas Yikakou. Il s’agit du nom du village natal de Nadia Beugré. A l’âge de neuf ans environ, elle en est partie. « C'est là-bas que j'ai appris les premiers pas, les premiers sons. » Son père y est enterré, mais les autorités ont délocalisé le village, un certain temps après le décès de cet homme influent, qui s’y opposait. Nadia se souvient : « C'était trois villages différents. Les autorités leur ont demandé de se déplacer, parce qu'ils n'allaient pas avoir de développement dans le coin. Mon père a résisté, et donc les autres aussi. J’étais fière de mon père, je suis tombée amoureuse de lui, de sa générosité. C’était quelqu’un qui avait du caractère. »
En plein festival, la Montpelliéraine-Ivoirienne rencontre Danser Canal Historique pour parler d’elle et de son trio, magnifique et émouvant, créé au Studio Bagouet : Epique ! (pour Yikakou). Pour relater ce retour aux sources, au village disparu, à la tombe disparue du père. Yikakou signifie littéralement : Viens mourir, lisons-nous, interloqués, dans la feuille de salle. Nadia confirme. « Pour moi, il était important de questionner la mémoire. Qu'est-ce qui reste après, lorsqu’un espace disparaît ? Est-ce que ça continue de vivre autrement ? Avec qui ça vit là-bas ? Est-ce qu'il y a des choses invisibles ? »

Sorcellerie

Les choses peuvent être invisibles, mais pour qui ? Le voyage initiatique a révélé les différences : « Je ne sais pas pourquoi ma sœur me l'a dit, mais elle m'a dit, le sable, il est blanc, tu vas voir la différence. » Dans l’idée de ce sable, les trois femmes tirent des routes blanches sur le plateau, sinueuses et harmonieuses qui rappellent le voyage à Yikakou : « C'est toutes ces découvertes que je faisais, toutes ces tentatives, tous ces essais, toutes ces routes que j'essayais d'emprunter, qui deviennent Yikakou. Et là, je trouve des tombes, je trouve les fondements d'une vieille maison de l'époque de mes grands-parents. Est-ce que c'est un signal? Je vois des choses passées, mais ceux qui sont avec moi me disent qu'ils n'ont rien vu. »

Sur scène, la magie opère comme elle a enchanté le voyage. Mais il a fallu surmonter les appréhensions pour rendre possible le retour aux sources, au village qu’on dit maudit et qui a été recouvert par la végétation. « La plupart des jeunes ont peur de se rendre dans ces villages. Ils disent qu’il y a trop de sorcellerie là-bas, que c'est le marécage. Parce qu'on leur a dit que là-bas, tu vas peut-être te faire bouffer par les sorciers. Donc, les gens ont peur d'aller au village. Dans la pensée de cette jeunesse-là, il faut éviter les villages. Au résultat, ils vont tous vers la ville. » A moins que la ville ne vienne vers les villages : « Aujourd'hui, le développement commence à venir, il y a quand même de l'eau courante, il y a quand même l’électricité. Et pendant mes recherches, j'apprends que là où on parle de sorciers, où on dit que c'est marécageux, ils ont pour projet de viabiliser l'endroit et de le mettre aux enchères. »

Musiques épiques

Le spectacle se décline à la manière d’un rite d’initiation. « C'est un rituel avec des gens. Pour moi, toute la salle, c'est Yikakou. » A cette salle, elle s’adresse aux côtés de Charlotte Dali, chanteuse principale du groupe abidjanais Les sisters du zouglou et Salimata Diabaté, l’une des très rares femmes à jouer du balafon et des percussions au Burkina Faso. Et ce balafon, elle ne l’a pas laissé à Ouaga ! Nadia, la beugresse en cheffe, sort un tout autre instrument. C’est l’ahoko, un bâton musical blanc, à jouer presque comme un instrument à cordes. Elle en a amené des dizaines, pour s’en construire une couronne, un costume, une armure…

Galerie photo © Laurent Philippe

Une image épique. Et plus encore, car derrière la poésie se cache l’une des allusions crues dont Beugré (« J’aime bien quand c’est concret, quand c’est direct ») n’a jamais eu peur : « Les ivoiriens, dans leur virilité, appellent le plaisir sexuel et l’acte de se masturber ‘frapper son ahoko’. » Sans parler du beurre de karité, appliqué sur l’intérieur des cuisses comme « purification du plaisir, car quand tu te purifies, tu pars ailleurs, c’est une transformation ».
A la ville, Beugré est pourtant plutôt beaucoup plus discrète. « Je suis très sensible et timide parce que qu'il y a peut-être une folie en moi. Quelqu'un me disait un jour : Nadia, ce sont tes folies qui te rendent timide. » Mais après la fantaisie très extravertie de Prophétique (on est déjà né.es)  [ notre critique], Epique !  fait état d’une folie plus introvertie et poétique.

L’arbre et les mouchoirs

Arrive le moment où le trio défroisse et pose au sol des mouchoirs de papier blanc qui avaient servi à enlever la sueur. De ces mouchoirs, Beugré avait proposé aux spectateurs, leur proposant une part de participation à l’initiation. Maintenant elles les étalent au sol, construisent un carré comme pour évoquer la maison paternelle. Comme pour construire tout court : « Quand on danse, on essaie de développer une pensée. C'est comme ça qu'il faut développer aussi une communauté, une jeunesse, un lieu. Il faut donner vie. Et dans le Yikakou réel, la danse peut faire que quelque chose se développe. »

Galerie photo © Laurent Philippe

Elle parle d’un oiseau qui a besoin de temps en temps de se ressourcer auprès de son arbre. Cet arbre occupe sa part du plateau, en fond de scène. Dans le Yikakou englouti, il a fallu en abattre pour retrouver la tombe du père. « Cette petite cartographie historique de Yikakou par nous, trois performeuses, est paisible, mais quand même chargée. On est dans un monde imprévisible, même quand on essaye de prévoir les choses. »  Trouver son Yikakou, voilà qui rappelle le Yukali  de Kurt Weill : « C'est presque au bout du monde / Ma barque vagabonde / Errant au gré de l'onde / M'y conduisit un jour. »

Thomas Hahn

Festival international Montpellier Danse
Studio Bagouet, le 26 juin 2025

Direction artistique et interprétation : Nadia Beugré
Interprétation et musique live : Salimata Diabaté et Charlotte Dali
Dramaturgie : Kader Lassina Touré
Scénographie : Jean-Christophe Lanquetin
Lumière : Paulin Ouedraogo
Composition musicale : Lucas Nicot

 

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