Mohammed Issaoui et Jeanne Brouaye : Le storytelling à June Events
Anne Sauvage a eu l’idée de présenter dans la même soirée à June Events Ommi Sissi de Mohammed Issaoui et la création de (M)other de Jeanne Brouaye : Deux approches du récit dansé, de l’intime au social. La première d’une simplicité touchante, la seconde d’une complexité qui pose question…
Un solo, pour l'histoire intime d'un corps remis en question par la maladie. Un quintette, pour un acte dansé de « justice restaurative », suite à une injustice sociale et judiciaire. On pourrait parler de danse documentaire, vu que Mohamed Issaoui déclare à propos d'Ommi Sissi que « tous les faits et anecdotes racontés sont réels ». Et Jeanne Brouaye est venue pour créer (M)other où, là aussi, tous les faits sont réels. Mais elle y met en scène « un cas d'étude archétypal qui condense plusieurs récits de femmes ».
Alors, danse documentaire ? Cela n'existe pas, puisque le corps qui danse amène inévitablement sa part fictionnelle. Même quand, dans On achève bien les chevaux, Bruno Bouché fait d’un marathon de danse le sujet même de sa création [lire notre critique], le fait même de la danser ouvre le champ à la fiction corporelle. Et ce même si le roman écrit par Horace McCoy était un récit authentique. Quand Mohammed Issaoui raconte comment il a vécu son hospitalisation et la découverte de son infection au VIH, il puise à la fois dans sa mémoire intime et dans la tradition du conteur dans la culture arabe. Et malgré cela, on est loin d’une danse documentaire. Le sensible l’emporte toujours sur le didactique.
Soif de vivre
Ommi Sissi (La Coccinelle) commence pourtant par une voix off qui relate toute l’histoire du sida dans le monde, alors qu’une centaine de spectateurs ont pris place sue les quatre côtés qui entourent une aire de jeu carrée. Une chronique subjective car sélective, jusqu’à nous amener en 2022, à Tunis, quand Issaoui se retrouve au sous-sol de l’hôpital La Rabta. A partir de là, son corps reprend le récit à son compte et ses mouvements renvoient à des états de choc, de peur ou d’immobilité dont le chorégraphe-interprète traduit les vibrations intimes. Chaque mouvement des pieds, des jambes et des hanches traduit ses frayeurs, son désir de bouger, la violence de l’empêchement. Issaoui retrace ensuite sa lente guérison, avec des mouvements de plus en plus ronds, sensuels et libres.
Le buste penché en arrière et les bras légèrement levés, il rentre dans les danses arabes et des gestes de consolation, parle de sa relation au sida et de ses infirmières. Il enfile un pantalon tout en paillettes, se met à chanter et envoie des regards pleins de complicité, exprimant toute sa soif de vivre. Par sa sincérité désarmante, la justesse et la profondeur d’un vocabulaire chorégraphique intime et vibrant, Issaoui met le public dans sa poche. Voilà sans doute la plus contemporaine, la plus abstraite manifestation dans la longue histoire de l’art du conteur.
Photos © Patrick Berger
La mère en yourte
Ensuite, une historie entre maternité et altérité. De l’invention du béton à l’histoire de Cristal (nom fictif choisi pour le spectacle) qui vit dans une yourte avec sa fille, Jeanne Brouaye passe, comme Issaoui, de la grande histoire à la mésaventure personnelle. Ce premier tableau – L’Histoire – suit les cas documentés par la sociologue Geneviève Pruvost qui se consacre aux modes de vie alternatifs, notamment grâce aux yourtes, devenues un symbole de la recherche de modes de vie non soumis aux structures capitalistes.
Ce qu’on entend : Suite à un divorce, Cristal se voit obligée, par une juge aux affaires familiales, de choisir entre sa yourte prétendument insalubre et le droit de garde de sa fille. Dois-je quitter ma vie saine en lien avec la nature pour affronter les infiltrations d’eau dans un HLM aux murs moisis, demande-t-elle. Ce qu’on voit : Cinq interprètes qui creusent un tas de terre pour en extraire des mains blanches en plâtre.
Galerie photo © Elma Plaza
Le second tableau enchaîne avec une danse circulaire et ritualisée, les mains en chair tenant celles en plâtre. Un rite pour que des forces de la nature obtiennent justice pour Cristal ? Malheureusement, ce rite est hors sol, sans le moindre lien avec une quelconque culture ancestrale éventuellement capable de créer une empathie rituelle. Grinçante, cette danse-là dit tout de la difficulté à sortir d’un système capitaliste et juridique qui cherche à supprimer les yourtes pour remplir les bâtisses en béton.
Mais s’il fallait passer par là pour arriver au tableau final, alors soit. Car celui-là fait sens en tant qu’acte de proposition. Dans La Maisonnée, l’équipage sort une brouette, transporte du blé ou des lentilles. Mieux, ils commencent à assembler une roue et de multiples perches. Et là, il ne peut s’agir que de la toiture en devenir d’une nouvelle yourte ! C’est donc tout un mode de vie, actif et solidaire, qui se déploie sur scène, où l’on ne danse pas mais se laisse bercer par les sons d’une cornemuse. Et on y construit des épouvantails, sans doute en guise de rempart contre les mauvais esprits judiciaires. Les gestes ont une finalité, l’acte performatif enchante. Il le ferait encore davantage s’il n’y avait pas cette voix off mécanique qui énumère sèchement « l’enfance, la joie, la lumière, la magie, l’écologie, le patriarcat, la famille… » comme on ferait une liste de courses. La vie en yourte, on l’a compris, propose tellement mieux…
Thomas Hahn
Festival June Events, le 3 juin 2025, Théâtre de l’Aquarium
Conception : Jeanne Brouaye
Chorégraphie et interprétation : Estelle Delcambre, Lucie Piot, Jeanne Brouaye, Clément Carre, Harris Gkekas
Assistanat à la chorégraphie : Lou Viallon
Conseil dramaturgique : Camille Louis
Scénographie : Margaux Hocquard
Construction : Margaux Hocquard, Marta Pelamatti, Mehdi Pinget
Création sonore et sonorisation : David Guerra
Création lumière : Guillaume Pons
Costume : Camille Lamy
Texte : Jeanne Brouaye
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