Les Rencontres chorégraphiques en belles de mai
Un regard sur la programmation de la première tranche de spectacles du plus grand rendez-vous en Seine-Saint-Denis.
Si l’association des Rencontres chorégraphiques organise aujourd’hui une série de festivals tout au long de l’année, l’étendard reste le grand festival historique des mois de mai et de juin, sans autre thématique que la diversité des langages et l’engagement des artistes à travers leurs corps. Nous avions accompagné Boost en avril, rendez-vous consacré aux danses urbaines qui sont également en 2025 l’un des fils rouges de ce qui est aujourd‘hui désigné, en toute sobriété, comme le Festival. Faut-il donc, dès lors que les Rencontres chorégraphiques s’articulent en quatre entités annuelles de programmation, trouver un nouveau titre à leur rendez-vous principal ?
En ces mai et juin 2025, la programmation du Festival est en soi si foisonnante qu’il nous faut l’éclairer en deux temps, pour éviter de nous y perdre… Certains fils rouges vont nous fournir leur aide précieuse, dans un premier temps pour nous guider à travers la programmation du mois de mai. Il y a donc les danses urbaines, mais aussi un parcours aux couleurs du Brésil, un autre traversant certains pays arabes, plusieurs projets participatifs et bien sûr des œuvres questionnant les identités et les corps à travers leurs statuts et les stéréotypes assignés aux femmes et aux minorités. Et bien entendu, certains fils se croisent dans une seule œuvre, pour tisser la trame d’une édition particulièrement riche en mélanges de genres.
Cultures urbaines et corps en question
La présence des danses urbaines est bien entendu forte au Brésil et Renato Cruz en est un représentant encore peu connu en Hexagone. Son quintette Dança Frágil est porté par une boucle percussive sans fin, telle une école de samba en mode urbain. C’est revigorant jusqu’au bout, y inclus quand ils suspendent le mouvement et mettent en avant et en question leurs bras, jambes ou visages, jusqu’aux mollets et aux ventres. Cette façon de montrer leur fragilité et leurs questionnements par rapport à leur place dans ces corps et en ce monde, leur position sociale en tant que membres de communautés dont les corps sont soumis à des regards fétichistes ou stigmatisants.
Mais la toute nouvelle création de Cruz s’annonce en contrepoint, inspiré par les pensées d’Ailton Krenak et d’Antonio Bispo. Novo Fluxo explore la possibilité de nouveaux flux et confluences dans la douceur de rencontres et de traversées partagées qui permettent à chacun.e de trouver sa liberté. Les cinq interprètes de Dança Frágil sont rejoints par deux autres pour livrer un manifeste poétique de la résistance à l’injonction de la performance, déjà remise en question dans la pièce précédente.
Il s’agit toujours de questionner la position et le regard de celles et ceux qui l’exercent ou le subissent au quotidien. Et Meytal Blanaru est assez explicite sur la question. Dans son nouveau solo Dark Horses, elle installe un jeu de regards avec le public, pour aller à l’encontre des stéréotypes des corps. Et elle donne à voir l’effet libérateur à affronter ses propres blessures.
Ce regard sur soi sans complaisance mais aussi sans regrets est également celui de sept figures majeures de la scène battle du hip hop français dans La danse des Légendes du Hip Hop français par le collectif Artizans, composé par Yugson, Dedson, Physs, Didier Firmin, Joseph Go, Tip To et Fabreezy qui ont marqué la culture urbaine des années il y a vingt ans ou plus. Aujourd’hui ils ont plus de quarante ans et revisitent leurs danses, avec leurs corps actuels.
On oublie parfois que le parkour fait également partie des danses urbaines, même si cette exploration de l’architecture urbaine ne relève pas de l’écriture pour un plateau. Mais ces déambulations acrobatiques, qui habituellement s’approprient les façades, toitures et lignes de fuites en environnement urbain, possèdent leur part de poésie et peuvent aussi s’imaginer pour un espace public pensé pour la détente. Aussi La horde dans les pavés – un collectif composé de cinq acrobates et d’un musicien – relie, dans Impact d’une course, différents endroits du Parc Jean Moulin.
Danser pour la paix
Si avec Renato Cruz, le Brésil est présent dans cette édition dès le départ, il s’y inscrit ensuite avec Ana Pi, d’abord avec une relecture de son Raw On, où elle danse en dialogue avec le DJ compositeur Firmeza dont elle qualifie la musique de post-kuduro. Sa danse part ici d’une marche chorégraphique moins liée aux défilés de mode qu’au ginga, une façon de déambuler spécifique à la Capoeira Angola, en référence à une reine guerrière en résistance à la colonisation. Danser éloigne la guerre, dit-elle. D’où le titre, anagramme de « no war », et d’autant plus à lire en sens inverse que l’adaptation de ce solo pour 1 Km de danse, temps fort organisé par le CN D, s’intitule Raw On (reverse). Ainsi danse-t-elle pour la paix.
La guerre n’épargne plus personne. Et comme cela est vrai aujourd’hui plus encore qu’au moment où la Libanaise Racha Baroud créait Deaf Tones in G-minor, sa traversée d’une ville sous la menace de la guerre n’a rien perdu de son impact. Sur la performance sonore de la compositrice Kinda Hassan, elle interprète une partition visuelle et corporelle pour un paysage urbain qui vacille sous le bruit des avions et drones et se fige dans un état de sidération. Ce qui en ressort est la fragilité entre effondrement et reconstruction, que l’on se trouve près de la frontière israélienne ou ailleurs.
Pour la chorégraphe égyptienne Nermin Habib, la danse est un moyen de réappropriation du corps et de revendiquer le droit d’exister. Pour elle, les bruits de la ville – du Caire en l’occurrence – sont les symboles d’un univers urbain et sociétal qui confine les corps, et surtout ceux des femmes, pour leur refuser les territoires sur lesquels ils peuvent s’exprimer. Mais son solo Istehwaz (Reclaiming), bien que voulu comme un outil de résistance et d’émancipation, ne verse pas dans une rébellion violente. C’est entre danse contemporaine et tradition baladi qu’Habib place sa présence et son geste.
Peu de choses, par ailleurs, définissent une civilisation de manière aussi immédiate que la langue. C’est pourquoi la Libanaise Ninive Kallas explore dans Fäsl les liens subtils entre les mots, le corps et le geste. Elle explore les champs entre différentes significations de phonèmes identiques. Il suffit par exemple de varier l’intonation de fäsl, justement, pour passer de peut « séparer » à « tisser » voire à « chapitre » ou « saison ». Le corps, lui, va réagir différemment et la relation toujours renouvelée entre le signifiant et le signifié crée la matière de ce solo où les mots créent un substrat quasiment musical.
La musique motrice
Merce Cunningham ne l’aurait peut-être pas imaginé, mais le lien danse-musique est en tain de faire son grand retour au centre de l’attention, chez beaucoup de chorégraphes, même là où on ne s’y attendrait pas. Le Collectif Ô 77, encore tout jeune dans le paysage chorégraphique, présente avec Oculta une pièce pour trois artistes chorégraphiques autour d’un batteur qui joue live. Et quand on dit « autour de », c’est au sens propre, la batterie étant placée au centre d’une partition circulaire dansée qui explore les effets de la force centrifuge. Aussi la musique n’accompagne pas, mais devient le moteur de la danse.
Et quoi qu’en aurait dit Cunningham, la danse baroque contemporaine, autrement dit la danse contemporaine sous influence baroque, est naturellement, historiquement et intrinsèquement indissociable de la musique. La preuve par Bruno Benne, présent à la fois avec Vifs – Water Music, où la danse fête abondance et vivacité sur une Water Music de Haendel revisitée, et sa nouvelle création où un duo chorégraphique dialogue avec Les Quatre Saisons de Vivaldi par la légèreté, les ornements et les ronds de poignet de la danse baroque. Est-ce un hasard si un autre duo – il s’agit de Lotus Eddé Khouri et Christophe Macé aka Structure-couple présentent L’Eté, celui de Vivaldi bien sûr, en dansant en position assise, avec l’effet de loupe que cela produit sur chacun de leurs gestes.
Retour aux Rencontres chorégraphiques internationales également pour Rafaele Giovanola, L’ancienne interprète de Forsythe est venue en 2023 avec la compagnie CocoonDance, fondée et dirigée par ses soins. Elle présente cette fois avec Choreia un PolyBallet qui interroge le chœur vocal comme moteur d’une chorégraphie, où neuf interprètes font communauté par le chant et par le corps. Et cela ne s’arrête pas complètement au bord du plateau ! Surmonter les distances et séparations spatiales et mentales, la voix et le chant devenant un corps immatériel qui s’étend dans l’ensemble d’un espace partagé avec le public, voilà le but de Choreia.
Mais le point d’orgue, c’est indéniablement la trilogie orchestrée par Nosfell ! Avec deux spectacles et un concert, le chanteur, musicien et compositeur propose à lui seul une de ces soirées monumentales qui sont la marque de fabrique des Rencontres chorégraphiques. D’abord, Frères de lait, nouveau volet d’une série de créations à visée cosmogonique basées sur des histoires familiales. Ici, Nosfell part sur les traces de son père berbère et de sa grand-mère, guérisseuse dans un village de l’Atlas. Où il réinvente à sa manière une tradition culturelle dont il a hérité les énergies de façon lointaine. Ensuite, un concert. Qui reprend ce fil en ce sens que Septembre ardent, interprété par Nosfell et Donia Berriri aka Achille, suit, sur un mode onirique, un personnage qui cherche à retracer sa propre histoire. Et pour conclure, un extrait de Carmen, je chante pour moi-même, où c’est la femme fatale assassinée qui s’approprie son histoire et en redevient le sujet.
En mai, danse ce qui te plaît !
Envie de danser ? Trois projets participatifs s’offrent à vous au mois de mai, dans le cadre des Rencontres chorégraphiques. Magda Kachouche, Sandrine Lescourant et Erika Zueneli cherchent les heureux.ses participant.e.s, amatrices et amateurs de leurs projets respectifs. Kachouche part du tableau final de la Rose de Jéricho [lire notre critique] pour inviter à un bal populaire entre fête, cabaret et rituel contemporain. On se souvient de l’énergie débordante avec laquelle elle ensorcelait son public à ce moment, et si seulement une partie de cette danse libératrice envahit les citoyen.ne.s qui font résonner Balatata, le fête sera intense et débridée.
Sandrine Lescourant lance son appel à participation sous le titre de Blossom, à savoir une éclosion florale qui aurait bien pu renvoyer à la rose de Jéricho. Mais la chorégraphe qui danse aussi sous son nom d’artiste Mufasa se situe du côté des cultures urbaines. Elle amènera amatrices et amateurs vers la redécouverte du plaisir de danser ensemble, rappelant que « dans de nombreuses cultures, la danse comme le chant font partie des mœurs. » Alors, pourquoi pas chez nous, et plus précisément à Tremblay-en-France ?
La troisième invitation s’adresse à une vingtaine d’amatrices et amateurs à Romainville qui s’initient dans le cadre d’ateliers animés par la chorégraphe Erika Zueneli et la médiatrice Lea Sabran. Ce travail a eu lieu de janvier à mai et sera présenté dans le cadre du 1 KM de danse du CN D, créant Assemblé, où tout le monde a contribué à l’éclosion d’une danse imprévue et unique, autant le résultat d’une expérience collective que de questionnements personnels sur les danses qui nous habitent, parfois secrètement. Aussi les Rencontres chorégraphiques soulignent qu'elles s’adressent à tous les publics, tous les âges et tous les corps.
Thomas Hahn
Du 13 mai au 15 juin 2025 - Les Rencontres chorégraphiques de Seine-Saint-Denis
Image de preview : Blossom de Sandrine Lescourant © Thomas Bohl
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