« Les Nouvelles hallucinations de Lucas Cranach l'Ancien » de Nicole Mossoux et Patrick Bonté
Figures majeures de la danse Belge depuis leur rencontre en 1985 – elle via Béjart, lui via le théâtre – les « Mossoux-Bonté » reprennent un de leurs spectacles de référence autour des images du peintre Lucas Cranach l'Ancien (1472-1553). Une œuvre qui surprit et marqua il y a trente-cinq ans et continue à impressionner aujourd'hui, avec une petite dimension supplémentaire.
Avec eux, se méfier de ce que l'on croit pouvoir croire… Alors quand ils écrivent « il s'agit d'une re-création complète de la pièce dont la première eut lieu en janvier 1990 au Theater De Synagoge à Tilburg (Pays-Bas) sous le titre De ultieme gevoelens van Lucas Cranach de Oude et qui a tourné près de 25 ans en Europe », entendre que ce qui tourna n'était pas cette création (dansée seulement par 4 interprètes), mais successivement Les Dernières hallucinations de Lucas Cranach L'ancien (Seconde version pour cinq danseurs – 1991), Les Dernières hallucinations de Lucas Cranach L'ancien (Troisième version – 2000).
En somme, en matière de « re-création », cette nouvelle version témoigne d'un processus, d'une dynamique de vie de l'œuvre, où est invitée à participer une nouvelle génération d'interprètes. Il se comprend aisément qu'un changement de musique, celle, originale, de Christian Genet étant revisitée par Thomas Turine, prenne une coloration qui réponde mieux à l'air d'aujourd’hui. Il s'entend que les costumes, après avoir séjourné longtemps dans les réserves après un usage assez intensif pendant des années, n'aient pas pu être réutilisés et qu'il ait fallu les refaire d'après les dessins d'origine (mais ils restent de Colette Huchard qui les a créés). Tout cela se mesure à l'aune du spectateur qui s'y retrouve plutôt car l'essentiel du système de l'œuvre résiste fort bien. Il faut reconnaître que le dispositif scénique de Jean-Claude De Bemels, mur noir percé de huit jours au format disparate entourés de manière de marquise à pans inclinés, qui en font autant des tableaux d'ombre d'où apparaissent d'improbables images que des meurtrières propices au jaillissement de monstres, possède une efficacité dramaturgique exceptionnelle. Avec ce dispositif, la troisième dimension semble avoir disparu. Semble seulement.
Car toute pièce des Mossoux-Bonté fonctionne comme une machine de vision pour faire référence à Paul Virilio, mais piégée. Elle tient toujours de cet objet clair et obscur, singulier, vénéneux qui introduit le regard à un abîme d’autant plus inquiétant que ce dernier ne se dévoile qu’avec lenteur et ces Nouvelles Hallucinations de Lucas Cranach l’ancien (1990 ; 1991, 2000 et aujourd'hui – les quatre versions sont comparables de ce point de vue – de ces deux chorégraphes (mais conformément à la méthode de travail singulière de ce couple créateur, cette œuvre « vient » plutôt de Patrick Bonté) constitue un principe quasi inaugural de leur œuvre.
L'anecdote a déjà été racontée, mais Patrick Bonté en donne une explication qui éclaire nettement la pièce : « La rencontre avec Cranach est née d'un saisissement devant le petit portrait d'une princesse à Londres, portrait dont la duplicité (elle était à la fois angélique et assassine) nous a menés vers cette théâtralité de l'étrange très troublante. Comme si le peintre nous invitait à imaginer ce qui s'était passé avant la pose ou ce qui allait se passer après. Nous avons développé un travail sur le vu et le caché et au fil du projet, le cadre s'est imposé. La gestuelle des interprètes n'emprunte cependant rien à la mécanique des marionnettes. Ces personnages sont là comme s'ils avaient été figés dans le tableau pendant cinq siècles et qu'ils se remettaient à vivre. Ils retrouvent cette existence antérieure de façon progressive ou abrupte, d'où des à-coups, des troubles, des arrêts, des impulsions soudaines... » (Propos recueillis par Virginie Dupray ; Kinem n°8, Ed. CND).
Cela se traduit par une série d’apparitions franches, presque crues, sous des lumières affirmées dans des fenêtres décalées et improbables au regard de la posture légitime de la vision qu’entend la forme théâtrale, vision ordonnée avec, au centre du rang central de la salle, ce siège idéal que l’on appelle « la place du prince » en fonction de laquelle se pense la perfection du regard.
Ainsi, les nouveaux interprètes, remis dans les conditions de l'œuvre, au cours de séances d'improvisation et d'atelier de travail gestuel, ont recréé les figures issues des images du peintre de la Renaissance. La force du système de l'œuvre originale des Mossoux-Bonté a été telle que si quelques scènes apparues mystérieusement dans les fenêtres de la scénographie, diffèrent totalement de la version de 1991, d'autres répondent – les mêmes causes chorégraphiques provoquant les mêmes effets dansés en quelque sorte – exactement à ce qui provoqua le saisissement lors de la première tournée de l'œuvre, et de sa découverte en France !
Galerie photos © Thibault Grégoire
Mais alors, comment expliquer que cette fois, un sentiment confus de transgression, absent, de mémoire, de la première vision, s'immisce ? Il y a bien ce sein dénudé d'une Judith brandissant l'épée, ce grand nu presque arrogant, surtout l'ironique évocation d'Eve, d'Adam et de la pomme assez rétive ; mais nous en avons vu d'autres… Cela était déjà dans la version princeps et se retrouve à peu de chose près à l'identique. Mais le climat de trouble, le désir affiché, la réticence et ce qui peut sembler une contrainte, cette atmosphère de sensualité assumée et un peu vénéneuse… Voilà ce qu'explore avec finesse ces Nouvelles Hallucinations.
D'autant que les images sortent, débordent sur le plateau avançant presque menaçantes vers le public (principe qui se développe depuis quelques années chez Patrick Bonté, (cf Les Arrière-Mondes - 2021-) Cette incursion de la transgression jusqu'aux premiers rangs de la salle passe aujourd'hui pour plus menaçant ; sans doute notre regard aussi a changé…
Philippe Verrièle
Vu, le 4 février 2025 au Centre Wallonie-Bruxelles, Paris, dans le cadre du festival Faits d'hiver.
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