Le temps d’aimer… les héroïnes
À Biarritz, des ensembles de danseuses étaient réunis sous la pluie, sous des perruques ou dans l’histoire.
C’est dans l’air du temps, et c’est un air qu’on préfère à d’autres : Depuis quelques années, certaines institutions ou festivals chorégraphiques aiment communiquer sur leurs efforts en matière de programmation, pour atteindre la parité entre artistes hommes et femmes. Mais se poser la question en ces termes relève avant tout d’enjeux sociétaux, au détriment des questionnements artistiques. Au Temps d'aimer la danse 2024, la question n’a pas été ignorée. Mais on s’y est refusé à faire de la question une affaire de nombres. On aurait pu compter, mais la programmation et les événements ont livré une approche bien plus passionnante, car faite d’aventures humaines. Aussi les femmes arrivèrent à Biarritz en grand nombre, et en héroïnes.
Notre consœur Rosita Boisseau, journaliste chorégraphique au Monde, déballa son livre Danseuses – 50 Héroïnes, une collection de portraits de femmes ayant changé l’art chorégraphique : Quelques ballerines phares, et surtout des chorégraphes d’hier et d’aujourd’hui, d’Isadora Duncan à Ruth Saint Denis, Josephine Baker, Régine Chopinot et autres Nacera Belaza. Elles se sont battues pour la possibilité d’exister par la danse, en faisant exister la danse à travers elles. Se revendiquant danseuses en faisant évoluer leur art. Et Boisseau, dans sa conférence tirée au cordeau, incisive et quasiment radiophonique, leur rendit hommage en dressant une contre-histoire de la danse du point de vue de la femme. Cinquante, c’est peu et il fallait faire des choix. Mais en même temps, c’est beaucoup et le fait de les réunir en un seul ouvrage peut changer le regard sur la danse.
Belle introduction pour le lendemain, où l’on pouvait se convaincre d’une autre facette de la forte volonté féminine en matière de danse. Sous une pluie qui faisait mine de vouloir s’acharner, il fallait une belle portion d’héroïsme à la centaine de femmes qui s’étaient réunies autour de la Gigabarre, sur la Grande Plage de Biarritz, au lieu-même où ce dispositif fut inventé par Thierry Malandain et son équipe. Une centaine de danseuses sinon plus, professionnelles ou amatrices, pour un ou deux hommes. Un bel exemple d’héroïsme collectif. Mais où était la gent masculine ? On avait l’habitude de la voir plus nombreuse à la barre du Temps d’aimer.
Les bailaoras héroïnes malgré elles
Quant à l’image de la femme dans la danse, Manuel Liñán dressait, avec ¡VIVA!, un tableau troublant. Six danseurs grimés en femmes, poussant la caricature à l’extrême. Se dévoilant à la fin, comme pour lever une confidence faite de façon éclatante dès le départ. Le paradoxe est ici que la féminité factice exacerbe la masculinité. Par leur maquillage épais, les bailaores arborent de traits plus durs que dans la vie. Il faut attendre la toute fin (tout à fait attendue par ailleurs) où les hommes se démaquillent et se débarrassent des perruques, robes, bustiers etc., pour assumer finalement une féminité véritable. Parce qu’ils dévoilent alors une part d’intimité ?
Aussi ¡VIVA! laisse un drôle de goût quand la majorité des spectateurs ovationne les danseurs, alors que le grimage caricatural et la féminité surjouée avaient plutôt fait penser à une époque où d’aucuns se livraient à des représentations humiliantes des « pédés » et « travelos ». La danse flamenca peut-elle résister à un tel camouflage ? On croyait cet art lié à l’expression de sentiments profonds et intimes (cante jondo). Dans ¡VIVA!, tout est factice. La surface dissimule toute vérité intérieure, avant que n’arrivent les cinq dernières minutes, effectivement émouvantes. Fallait-il, pour s’y retrouver, passer par tant de cabotinage ?
¡VIVA! de Manuel Liñán, photos : Stéphane Bellocq
Danser sa vérité
On pense à Israel Galván qui laisse surgir, de création en création, toujours plus de sa féminité inhérente. Ou bien à Rosa Herrador, jeune bailaora chez José Montalvo. C’est dans Gloria ! qu’elle raconta son histoire : Jugée trop mince pour incarner le répertoire féminin traditionnel, elle se mit à danser celui des hommes, sans rien céder du fond de son être. Car la transgression des stéréotypes genrés peut produire de l’art profond, même en flamenco, même si Manuel Liñán amena son propre son de cajon, plus criard que jondo. On peut cependant lui accorder la volonté de rendre hommage aux héroïnes du flamenco.
Naïf qu’on est, on s’interroge : Pourquoi un chorégraphe comme Liñán, s’il lui tient à cœur de rendre hommage aux femmes, ne crée pas tout simplement un spectacle avec six bailaoras ? Et on se surprend à se demander, au fil de la programmation du Temps d’aimer 2024 : Leïla Ka aurait-elle l’idée de faire interpréter par des hommes son quintette féminin Bouffées ou autres Pode ser et C’est toi qu’on adore ? Et au collectif FAIR-E aurait-on l’idée de confier l’explosif septette féminin Queen Blood, inventé par feu Ousmane Sy et ici présenté au théâtre Quintaou d’Anglet, à des kings ?
Fil rouge souterrain
Le jeu du genre qui se cache dans l’ombre du « sexe opposé », comme on disait à l’époque où on croyait encore à la binarité, a fait place à des spectacles qui rendent compte de la complexité des identités et jouent la carte de la transfiguration. Thomas Lebrun, sur la scène du Théâtre du Colisée à Biarritz dans son solo L’Envahissement de l’être (danser avec Duras), dévoila la possibilité d’un millefeuille de soi potentiels. Où il réussit à évoquer, voire convoquer et accueillir en lui tout un bouquet de Marguerite, pour le transmettre au public. Ce que notre confrère Philippe Verrièle caractérisa comme « parler de soi à travers un autre » [lire notre critique].
L’Envahissement de l’être (danser avec Duras) de Thomas Lebrun, photos : Stéphane Bellocq
Sur le même plateau, Sun-A Lee avait engagé, dans son solo Un Cover, une triple métamorphose : Du masculin au féminin, de l’animalité à l’humain et de la persona affichée à la vérité de l’être. Pour parler de ce qui se cache derrière le masque qu’on revêt pour séduire ou effrayer [lire notre critique]. Voilà deux démarches qui questionnent le soi dans une vision humaniste. Grimer des hommes en femmes à la ¡VIVA! pour se lancer (sauf rares exceptions) dans une véritable mascarade, voilà qui n’a pas la même saveur. Mais Le Temps d’aimer est un festival pour tous et d’autres sensibilités ont d’autres préférences. Au moins on a pu déceler, grâce à toutes ces balades entre les genres, un fil rouge peut-être souterrain dans une programmation spectaculaire et foisonnante dans sa diversité.
Thomas Hahn
(1) www.editions-scala.fr/livre/danseuses-50-heroines
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