La Villette célèbre l’art du krump

Depuis 2013, La Villette à Paris a l’excellente idée de programmer chaque année une semaine de krump, à l’initiative du collectif Madrootz, fondé en 2009, réunissant Tiger, Wrecker, Flipside, Grichka, Yung G, Rulez et Mamarootz, avec Art-Track dans le cadre de l’International Illest Battle - 100 % Krump. Il propose ateliers, battles et une « soirée chorégraphique ». Cette danse est l’acronyme de Kingdom Radically Uplifted Mighty Praise (« élévation du royaume par le puissant éloge »)
Un rappel historique s’impose. C’est le photographe et réalisateur de clips musicaux états-unien David LaChapelle qui va donner une visibilité mondiale à cette danse avec son excellent documentaire, Rize, en 2005. Jusque là, il était surtout connu pour ses portraits colorés de David Bowie, Britney Spears, Marilyn Manson, Eminem, Ryan Phillippe, Mariah Carey, Pedro Almodovar, Whitney Houston, David Beckham, Uma Thurman, Leonardo DiCaprio, Pamela Anderson, Lana Del Rey et Naomi Campbell.
Dans Rize, il suit l’étonnant fondateur de cette danse née dans la communauté Afro-américaine du ghetto de South Central à Los Angeles, Tommy The Clown, et une multitude d’interprètes. Selon le Los Angeles Times, la population y est à 57 % hispanique, 38 % afro-américaine, 2 % blanche non hispanique, et 1,6 % asiatique. La surface de cette zone dépasse celle de Paris (130 km² contre 105 km²). Le réalisateur n’oublie jamais le contexte de la ville : en 1965 les six jours d’émeutes, avec l’intervention de Martin Luther King, en 1992 l’affaire Rodney King quand l’acquittement de policiers déclenche de nouvelles émeutes, saccages et incendies massifs, et enfin 2002 quand il débute le tournage. Ainsi, il n’oublie jamais la violence endémique : une mère en prison, un père absent, la pauvreté, la drogue, les gangs qui abattent des innocents dans la rue, l’absence de politique sociale. La beauté de ces danses n’en est que plus manifeste, puissantes, bouleversantes, hallucinantes. La pratique débute très jeune, dès 4 ans, voire plus tôt. Les femmes y ont une place importante. Le battle est central, qui met en avant la créativité de chaque interprète.

Mais revenons à Paris. À La Villette, la soirée du vendredi a mis à l’honneur non pas des battles, mais des spectacles où l’écriture de la danse est déjà fixée. D’où le nom de « soirée chorégraphique ». Pas de feuille de salle, contrairement aux autres programmes du cycle danse, ni de code QR à scanner. On se tourne vers son téléphone, direction le site du lieu.
Dans l’immense salle Charlie Parker, on s’attend à un public homogène de jeunes. Erreur. Quand on entre dans la salle qui a ouvert il y a peu, on découvre des blancs de plus de 60 ans. Puis, apparaissent des enfants, accompagnés de leurs parents, et enfin des jeunes. Bref, c’est très mélangé.

 
Dans une vidéo, un des fondateurs du collectif Madrootz, Grichka Caruge, explique que « le but c’est de montrer que le krump est vraiment un art à part entière. Même si quelque chose commence dans la rue, y’a du vrai développement artistique derrière. » En effet.
La première pièce se veut « un échange avec le public qui lui permet de comprendre d’où vient le krump. »  Elle est proposée par le collectif Madrootz. Soit un DJ debout derrière ses platines au milieu du plateau, des bonhommes et une femme tous habillés élégamment en noir, avec deux maîtres de cérémonie, Grichka Caruge et MC Dirty. Il est question de « Show d’ouverture » à entendre ici très favorablement, proposant « un kit de démarrage ». Une danse de qualité, un art de l’adresse au public et de solliciter sa participation, drôle et très énergique, sans facilité ni démagogie. Respect.  
Dexter signe et interprète GRIOT. Les griots sont des conteurs et des gardiens de la culture orale de l’Afrique de l’Ouest, soit une quinzaine de pays. Il envisage les artistes comme étant les nouveaux griots. Il s’agit de se ré-approprier son histoire, d’avant (pendant et après ?) la colonisation, et entre deux continents. Entreprise courageuse, qui rejoint au passage le fort bon solo Histoire(s) Décoloniale(s) #Folly de Betty Tchomanga, avec Folly Romain, vu au Théâtre de Vanves en mars dernier. C’est aussi aller du côté des fantômes.
Le solo est intéressant, plus agité vers la fin sans doute, accompagné d’une puissante musique, dans un premier temps planante puis dans un second, plus tonique. On aurait souhaité entendre un vieux blues, et un peu de silence.

Sur le fil est signé Grichka, pour Grichka Caruge. C’est sa réponse à l’idée selon  laquelle le krump serait une danse d’hommes (ce que RIZE dément, par ailleurs). Cinq jeunes femmes sur le plateau, vide. Pour le chorégraphe : « Les bouleversements que connaissent les sociétés depuis l’année 2020 du fait de la situation de pandémie poussent les humains dans leurs retranchements les plus profonds. » Dans la première partie, la plus convaincante, on peut y voir des fugitives expérimentant des moments miraculeux de liberté, dans une nature apaisante, pourquoi pas une forêt. Dans une écriture acérée, inventive, tonique, dont les états de corps peuvent suggérer la limpidité d’un cours d’eau. C’est absolument réjouissant. Cependant, la pièce va soudain basculer dans ce que, dans le cinéma, on nommerait un drame psychologique, au sens où ces femmes sont comme rattrapées par leurs destins. victimes, agitées, lessivées, torturées par leurs conditions. La gestuelle se tend. Peut-être, pourquoi pas, mais la bande-son à l’« efficacité » d’un blockbuster hollywoodien bombarde sans relâche. On avoue avoir lâché prise avant la fin. Cependant, il serait dommage que la lourdeur et la grandiloquence de la seconde partie fasse oublier les qualités, la sensibilité et l’intelligence de la première, tant on a le sentiment d’avoir découvert un nouveau chorégraphe de talent. Et si Grichka demeurait du côté de la vitalité enivrante et ‘’tranquille’’ en expérimentant le silence ? Même si l’existence d’une menace proche rôde, perceptible…

Fabien Rivière

Photo preview © MAO

Distribution



Show D’ouverture
Chorégraphie : Madrootz
Interprétation : “Les Madrootz” (Grichka Caruge, Josua Coco, Patrick Uy, Pierre Waldo, Luka Seydou, Kevin Adjovi-Boco, Lincoln Masamuna, Emilie Ouedraogo Spencer, Tony Ndoumba, Bryan Ramamihasimbola)
Création musicale : Morfmuzik
Création lumière : Alexis Dansin

Griot - Acte 1 : Fo Lion
Chorégraphie et interprétation : Pierre-Claver “Dexter” Belleka
Création musicale : Morfmuzik et Julien Villa
Voix off : Ndiaga
Création lumière et régie : Laly Pop
Régie lumière : Tanguy Kopczynski
Chargée de production : Lucie Lelaisant
Production : Art-Track
Coproductions : Initiatives d’Artistes en Danses Urbaines (Fondation de France - La villette 2024), Le Flow Centre Eurorégional des Cultures Urbaines - Ville de Lille, La Place
Soutiens : DRAC Hauts-de-France
Partenaires : Centre de la danse P. Doussaint - Communauté urbaine Grand Paris Seine & Oise

Sur le Fil :
Chorégraphie : Grichka Caruge
Interprétation : Hendrick Ntela, Melissa Lalsingué, Sara "Solie" Oliveira , Théodora Guermonprez, Sandra Sadhardheen
Création musicale : Morfmuzik
Création lumière : Laly Pop
Régie lumière : Tanguy Kopczynski
Chargée de production : Lucie Lelaisant
Production : Art-Track
Co-productions : TanzZeit e.V / TANZKOMPLIZEN (Allemagne), Le Flow - Centre Eurorégional des Cultures Urbaines, Initiatives d’Artistes en Danses Urbaines – Fondation de France – La Villette 2023
Soutiens : DRAC Hauts-de-France, Région Hauts de France, Caisse des dépôts, Fonds Transfabrik - fonds franco-allemand pour le spectacle vivant
 

CLIP avec du krump

Not Like Us, de Kendrick Lamar (États-Unis), 5mn55s., 2024.
Avec Tommy The Clown, héros du film Rize.
Plus de 350 millions de vues en 10 mois.
https://www.youtube.com/watch?v=H58vbez_m4E

FILMS avec du krump :

— RIZE, de David LaChapelle, 84 mn, 2005.
Disponible en DVD.

— Indes galantes, de Philippe Béziat, 1h44, 2020.
Disponible en DVD et VOD sur https://boutique.arte.tv/

— Krump - Get Off, de Romain Cieutat, 52 mn, 2022.
Le réalisateur suit la vie de quatre danseurs : Staël Isaya-Wa aka Wrecker, Émilie Ouedraogo alias Lady Madskillz aka Wounded, Germain Zambi aka JR sniper et Alexandre Moreau aka Cyborg, avec chacun leur style.
Visible sur https://www.primevideo.com/
Avec EXPLORE (https://www.explore-doc.com/)  

— Who is Tommy The Clown ?, 11 mn, de Jalen Christopher, 2024.
https://www.foxla.com/news/tommy-the-clown-kendrick-lamar-not-like-us-mu...