« L'envol de la marche, L'œuvre dansée » d'Elsa Wolliaston
Le samedi 10 mai, à l’occasion de l’exposition Paris Noir, le Centre Pompidou organisait une rencontre autour d’Elsa Wolliaston, « danseuse, chorégraphe et pédagogue, résidant en France depuis 1969 » et figure centrale de la danse contemporaine. Mais il ne suffit pas d'avoir de bonnes intentions, il faut aussi de la méthode et un peu de connaissances préalables afin de ne pas se perdre. Et c'est perdu.
Ah fallait - il s'y mettre à autant pour en faire si peu : CND, Centre Pompidou et son Laboratoire d’histoire permanente, Archives Nationales, il ne manquait qu'un escadron de Gardes Républicains pour que toutes les pompes et les ors de la république culturelle ne soient convoquées toutes entières. Et dans une perspective parfaitement louable tant la danse contemporaine française a trouvé dans cette figure américano-africaine (plutôt que le contraire) une manière de révélateur. Un hommage qui résonne avec la remarquable exposition Paris Noir (jusqu'au 30 juin). Et l'on ressortit pourtant de ce cérémonial avec une sensation de franche déception.
Pourtant, cela se présentait bien, avec dans le vaste forum, à droite de la trémie immense qui ouvre sur le sous-sol, une scène en T, grand écran au fond, et catwalk s'enfonçant dans un public serré sur des chaises tout autour. Sur l'une des branche du T, une batterie, de l'autre des fauteuils sur l'un desquels on porta l'héroïne du jour. Car Elsa Wolliaston, à 80 ans, percluse de douleurs et handicapée, ne se déplace plus sans d'énormes efforts, quoiqu'elle reste ce qu'elle a toujours été, profuse et prolixe, complexe et confuse : il faut écouter, certes, mais aussi faire entendre celle qui ne se découvre pas sans décryptage. Et c'est évidemment ce qui manqua.
On ne peut cependant que souscrire à ce qui était annoncé : « Elsa Wolliaston est une pionnière de la danse contemporaine. Cette artiste emblématique nous ouvre aujourd’hui les portes d’une trajectoire exceptionnelle, tissée de voyages, d’expérimentations et de rencontres artistiques inoubliables et d’un profond engagement pour la liberté du corps en mouvement ». Certes, on n'aurait su mieux dire, mais c'est un peu court et à en rester à la « célébration collective [qui] prendra la forme une immersion vivante dans une œuvre en perpétuel mouvement, et racontera à plusieurs voix une histoire incarnée de la danse, à Paris ou ailleurs », constitue un vœux pieu si les moyens ne sont pas mis pour clarifier le pourquoi du comment. Ce qui suppose quelques bases, ne serait-ce que pour ne pas prendre ses propres préjugés pour des lanternes (ou des vessies).
Pour fixer quelques bases à un événement qui en fut singulièrement dépourvu, Elsa Wolliaston est née à Sainte-Catherine (Jamaïque) en 1945. Africaine par son père et américaine par sa mère, métisse panaméenne, elle est élevée au Kenya, et rejoint sa mère aux USA en 1961 où elle suit l’enseignement de Katherine Dunham – la grande figure de la danse afro-américaine – et de l'ex-danseuse des Ballets russes, Danilova. Elle reçoit également une solide formation musicale. En 1969, elle s'installe en France, poursuivant sa formation à l’American Center. Elle commence à se produire en spectacle et, en 1973, rencontre le japonais Hideyuki Yano (1953-1988). Ils créent Ma Danse-rituel théâtre, compagnie importante pour la Jeune Danse Française qui révèle des artistes comme Mark Tompkins ou François Verret. A partir de 1977, elle donne ses premiers Rituels tout en enseignant. L'activité de Ma Danse-Rituel Théâtre développe des pièces d'expression explorant une dimension ritualisée très différente de ce que proposaient les formes – très influencées par les sources américaines – alors en vigueur.
Wolliaston et Yano marquent aussi quand ils dansent ensemble, dans les duos Rivière-Sumida / Folie (1975) et Ishtar et Tammuz, duo d'amour (1986) en particulier. A la mort de Yano (1988), Elsa Wolliaston continue ses collaborations avec les plus grands jazzmen (Steve Lacy, Steve Pots), travaille avec des metteurs en scène (Peter Stein, Patrice Chéreau, Luc Bondy, etc.) et enseigne. Avec Eclipses (1993), Réveil (1998), elle crée des pièces qui repoussent les limites apparentes de la danse. À partir des années 2000, maîtrisant de façon étonnante un corps que l’on qualifiera, à minima, de non conforme, Elsa Wolliaston développe de nombreuses collaborations comme avec Fabrice Dugied (Enfin, 2000) où la fragilité de celui-ci contraste avec la puissance massive de celle-là en même temps que celle-là à besoin de celui-ci pour bouger ; ou Sisters (2016) avec Roser Montlló Guberna où cette dialectique est poussé à son point culminant.
D'une puissance d'expression singulière, Elsa Wolliaston va aussi apparaître dans plusieurs films dont un rôle de psychanalyste d'anthologie dans Rois et Reine d’Arnaud Desplechin (2004) ou dans Goutte d'or de Clément Cogitore (2022).
Évidemment avec une matière première aussi riche, les portes d'entrée sont infinies ! Et l'organisation de la table ronde devait prévenir plutôt la surabondance que le manque. Il faut croire qu'un peu d'excès de confiance de l'organisation conduisit à négliger de se fixer des bornes, d'encadrer les interventions, de donner des éléments pratiques pour s'y retrouver. On vit passer des film parfois passionnants mais non remis en perspective, des photos intrigantes (dont jamais on ne donna les crédits), des invités comme Arnaud Desplechin, la chanteuse Camille, etc… et d'autres « lancés » depuis le public (l'acteur Yoshi Oïda), etc. Un genre de best off foutraque et erratique de personnalités, dont le seul point d'accord véritable n'était pas tant de répondre au parcours d'Elsa Wolliaston que d'être reconnues par l'institution invitante, au risque, naturellement d'une grave distorsion dans l'appréciation de la carrière de l'artiste.
Dans le fond, cet hommage ne s'intéressait absolument pas à la danse (pas un mot sur Mark Tompkins ou Sidonie Rochon et rien sur Fabrice Dugied) et à peine sur Yano, et pas plus sur l'histoire de la danse contemporaine africaine (la première manifestation qui invita celle-ci fut Les Hivernales de 1986 organisée par Amélie Grand, laquelle avait, déjà, en 1977, convaincu Elsa Wolliaston de donner ses Rituels, en public). Que des disciples (jamais crédités) puissent avoir été invités à danser quelques intermèdes ne faisait que ramener l'art chorégraphique au niveau de l'intermède ou, ainsi la dernière séquence où tous montaient sur scène à l'envi, au mieux, à un divertissement.
On pourrait banaliser cette désinvolture institutionnelle, l'attribuant à une méconnaissance des faits et un manque de mise en perspective. Depuis quelque temps déjà, le Centre Pompidou ne s'intéresse plus guère à l'art chorégraphique mais seulement à l'idée que certains s'en font. Mais abandonner Elsa Wolliaston à son foisonnant désordre l'exposait inutilement. Elle a d'ailleurs été violemment attaquée a posteriori pour ses distractions et amnésies passagères dont elle n'est ni comptable ni responsable. Alors que collectivement, le Centre Pompidou porte cette responsabilité. Ce qui est infiniment plus grave.
Philippe Verrièle
Vu le 10 mai 2025, Centre Georges Pompidou.
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