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« Kara-da-kara » d’Azusa Takeuchi

Nous avons eu le plaisir de découvrir à la Maison du Japon Kara-da-kara, une pièce créée en 2019 au Théâtre Garonne de Toulouse par Azusa Takeuchi, une variation interprétée par la chorégraphe en personne et une installation imaginée par le plasticien Nicolas Villenave.

Quoique le titre soit ambigu – kara-da-kara pouvant signifier tantôt « à partir du corps », tantôt « parce que c’est vide », d’après la feuille de salle – pour ne pas dire énigmatique, il ne fait de doute que, du début à la fin, la prestation de la Japonaise fixée en France est, artistiquement et techniquement parlant, de très haut niveau. Sa performance part effectivement du corps – quoi de plus normal, après tout, s’agissant d’art de Terpsichore ? –, non du verbe, pas plus que du simulacre théâtral ou de la prouesse sportive, comme tant d’autres spectacles. La clarté gestuelle du solo le partage à l’intensité expressive mise en œuvre. Elle aboutit au vide, au vague, à l’épuisement du geste et de celle qui l’exécute, tant son engagement est extraordinaire, près d’une heure durant.

Une fois le public installé de manière bi-frontale par rapport au plateau à même le sol – un tapis PVC de couleur bistre le recouvrant, semblable à une gigantesque ardoise aux traces de craie non toutes effacées –, la danseuse est déjà là. Sagement assise, hors du ring, prête somme toute, mais réservée. Elle fait son entrée une dizaine de minutes après l’heure dite. Au-dessus de la scène pour l’instant visible grâce à des plafonniers, sont suspendus quantité de bulbes lumineux raccordés à des câbles de même longueur. Neuf rangées de neuf ampoules, quatre-vingt-un en tout, si on a bien compté, composent ce réseau électrique. Cette sculpture à la Soto (1923-2005), pour l’instant inactive, est le phanère de l’installation « son et lumière » de Nicolas Villenave, Le Chant du filament (2013), préfigurée dans la pièce de Franck Vigroux, Aucun lieu (2012), exposée notamment à la Fête des lumières de Lyon. 

Les filaments des ampoules sont à incandescence, comme l’étaient celles de Bowman Lindsay, Changy, du Moncel et Edison. D’après Villenave, « le filament vibre, ainsi que la petite pièce qui le maintient. C'est cette mécanique interne qui procure du bruit, avec une texture sonore particulière. C'est subtil et très riche. Les lampes ne sont pas faites pour le son. À pleine puissance, elles sont silencieuses. Mais elles ont ce défaut sonore. Je fais varier l'intensité de manière aléatoire, car c'est la texture et non la note qui m'intéresse. » Les modulateurs de lumière, dispositifs cinétiques conçus par László Moholy-Nagy (1895-1946) au Bauhaus, tiraient parti des ondes électriques. Ici, les ondes sont lumineuses et sonores. Les lumières ont en effet été retravaillées par Clément Bossut et Jaime Chao et les sons, par Shinjiro Yamaguchi qui les a mixés aux voix du père et du frère d’Azusa Takeuchi, aujourd’hui disparus.

Sans mimer ou même viser la transe, le corps d’Azusa Takeuchi passe, par paliers, de l’immobilité absolue à l’agitation en tous sens. Du ralenti extrême butoïque à l’animation convulsive, contorsionnée, chaotique en apparence – et toujours sous contrôle. Plus question, par conséquent, de pas de danse à enchaîner mais de faits et gestes, d’une liste de tâches à accomplir : s’asseoir, s’allonger, tendre et désunir les orteils, écarter les bras ou, à peine, les jambes, se tenir en équilibre sur une gambette, le garder plus que besoin, gonfler le ventre, exécuter un renversé arrière, glisser, ramper, hésiter, lever le pied, tourner la tête, pivoter le corps, faire tournoyer un bras à la manière d’une fronde, déformer les joues en mastiquant sa langue comme un chewing-gum, regarder au loin, caresser et ramasser sa chevelure, se crisper…

Galerie photo © Pierre Grosbois

Entre-temps, la danseuse dévoile son corps que protège des regards voyeurs un justaucorps couleur chair ; elle se rhabille à vue dans la coulisse sommaire du mur du fond garni d’une chaise et d’un portemanteau ; elle revêt successivement trois robes différentes dessinées par Mayumi Go ; les deux premières sont strictes, l’une gris-clair, la seconde anthracite, coupées droit ; la dernière est plissée, volantée comme celle d’un pantin ou de la poupée d’une boîte à musique. La danse tire profit des effets d’éclairage qui vont du strict minimum (halo d’un bulbe isolé d’abord, puis scintillement de deux, puis de toute une série) à la dépense sans compter question kilowatts (nuitée de lucioles, embrasement d’une grille de toaster, éblouissement de centrale électrique). Une éclipse lumineuse produit une ellipse gestuelle. La batterie de lampions obéit également à son programme informatique, suit sa propre logique, déploie sa chorégraphie, déraboule à vingt centimètres du plancher, gigote, clignote, dansotte. Crée des vagues immatérielles.

Nicolas Villodre

Vu le 29 janvier 2022 à la Maison de la culture du Japon à Paris

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