June Events : « R-A-U-X-A » d’Aina Alegre
Un solo surpuissant, entre pulsions ancestrales et robotique futuriste, martelant un rythme intemporel.
Pour Aina Alegre, la création est un terrain pour réimaginer le corps, entre cultures ancestrales et science-fiction. Avec son solo R-A-U-X-A, finalement créé – après des reports liés aux confinements – dans le cadre de June Events (mais là encore pour un public de professionnels en plein après-midi, ce qui enleva tout de même une part d’imaginaire à cette proposition), elle se lance dans un nouveau cycle porté par l’idée d’une archéologie du mouvement, à partir de ses racines catalanes et d’une recherche chorégraphique sur l’acte universel du marteler/frapper.
Après Le Jour de la bête, un travail à partir de la tradition des Castells, des pyramides humaines qui forment un élément traditionnel de l’identité catalane [lire notre critique], la chorégraphe rend une nouvelle fois hommage à la culture dont elle est originaire. Continuité aussi puisque le concept catalan de rauxa renvoie à une énergie impulsive, instinctive et considérée comme archaïque par les sociétés qui aspirent – officiellement – à une gestion rationnelle de la vie. La rauxa est pourtant une part indissociable de chacun.e et il faudra à nouveau négocier avec elle quand l’hybridation homme-machine redéfinit notre condition. C’est bien de cela qu’Aina Alegre nous parle dans son solo.
Si elle dissèque et articule le titre de sa nouvelle création, cela n’a rien de gratuit. R-A-U-X-A martèle le son et les gestes sur un rythme régulier, stable, éternel, à la fois contemporain et surgissant d’un passé indicible. Dans une nuit qu’on imagine éternelle, cette danse qui pourrait être celle de l’élue, ressuscitée, du Sacre du printemps, fait surgir la bête, apparemment possédée et pourtant imperturbable. Car Alegre arbore aussi un côté robotique certain, renvoyant à une entité rationnelle, technologique, scientifique. Ce qui n’a rien d’improbable puisque la rauxa et sa contrepartie rationnelle (seny ) sont en vérité indissociables. Aussi Alegre incarne-t-elle une osmose parfaite de culture et de nature, de précision calculée et de spontanéité éruptive.
Les frappes des pieds et quelques pas issus de danses traditionnelles – et donc collectives – inscrivent ce solo dans une tradition, une communauté. Certes, le cercle et le groupe se sont perdus de l’autre côté de la nuit, mais le travail sur le rythme fait appel à eux, manifestement. Il les fait exister en creux, par un partage implicite, d’autant plus que Josep Tutusaus joue sa partition électroacoustique en direct, en réagissant à la danse qui construit une sorte de pyramide, non dans l’espace mais dans le temps, ajoutant des positions parallèles au sol et verticales aux battements réguliers et pourtant impulsifs des bras et des jambes.
Longiligne, portée par un souffle superbe, Alegre est une ballerine paradoxale car liée à la terre jusqu’à frapper le sol de ses mains, tel un instrument de percussion. Surhumaine dans son amplitude matérielle, elle joue de sa force musculaire tel un être robotique, ce qui lui permet d’accéder à une apesanteur terrestre, à l’opposé de toute Sylphide. Avec R-A-U-X-A, elle réussit à saisir cette strate fondamentale, irrésistible de la nature humaine qu’on tente de domestiquer et qui brûle sous la surface. Lutte et complicité entre régularité rythmique et éruptions spontanées tiennent le corps de l’interprète en haleine. Et avec lui, le public. Horloge d’une effervescence bien tempérée, Alegre donne l’impression d’être un perpetuum mobile, une infatigable machine qui pourrait continuer à danser jusqu’au petit matin. Car au fond, elle ne danse pas, elle est (devenue) la danse.
Thomas Hahn
Festival June Events, le 8 mai 2021, CDCN Atelier de Paris (représentation réservée aux professionnels)
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