June Events : Louise Vanneste et Rémy Héritier
À June Events, deux spectacles s’intéressent, chacun à leur façon, à une forme de danse qui ferait l’économie de l’humain anthropocentré dans la danse, au profit de sa relation à l’environnement, ou à son contexte…
Mossy Eye Moor est un titre énigmatique qui signifie La lande aux yeux moussus. La danse l’est tout autant. Mais ce qui est certain, c’est que la chorégraphie est en relation avec les strates les plus profondes de notre terre et peut-être de notre conscience. Tout commence par un joli duo, sur un tapis aussi bleu que le ciel, la mer et la Terre, notre planète « bleue ».
Très lentes, les deux danseuses ne se quittent pas, forment une figure unique qui se meut à bas bruit. Elles se désarticulent et se réarticulent, s’incarnant dans d’étranges créatures à la limite entre végétal et minéral. Car Louise Vanneste explore depuis longtemps ce monde du silence aux frontières du vivant, et après Earths (2021) qui sondait notre relation au végétal, depuis son solo 3 jours 3 nuits, elle interroge les phénomènes géologiques comme le métamorphisme des roches ou la tectonique des plaques.
Et, de fait, un texte sur la Pangée, ce continent qui les précédait tous, est affiché en fond de scène. De même, le duo peu à peu dissocie ses deux entités l’une de l’autre. Les danseuses s’éloignent subrepticement, se frottant, s’écartant, vibrant. La main d’une des interprètes semblant renfermer toute la puissance des couches géologiques profondes quand elles chauffent à des températures inimaginables avant de se séparer d’un coup sec. La gestuelle déploie cette organicité minérale, perceptuelle, fascinante tandis que les trois autres danseuses entrent à leur tour dans cet univers comme en apesanteur.
Bientôt des voix interfèrent, venues de l’espace ou d’un monde oublié. Elles parlent. On ne les entend pas. Mais peu à peu les corps se dynamisent, les jambes s’agitent, et des mouvements très relâchés donnent l’impression d’un désordre très maîtrisé, où les interprètes dansent leur histoire, l’une rappelle une sorte de danse orientale, une autre est plus maritime avec ses mouvements de bras qui rappellent des algues, une troisième semble entrer au plus profond d’elle-même… Les éclairages qui passent du bleu à la lumière en un subtil effet lever de soleil, sont partie prenante de cette pièce sensible, tout comme le son qui distille nappes, bruits aquatiques ou de roches…
Un texte sur les broderies insiste sur l’impression d’ordre qui cache le chaos, chaque fil étant impeccable tant qu’on ne prend pas en compte la manière dont ils s’emmêlent de manière inextricable. Et l’on retrouve sans cesse ce thème qui parcourt toute cette chorégraphie qui reste mystérieuse, et belle à regarder… Mais ne serait-ce pas cette lande imaginaire qui nous regarde de ses yeux moussus ?
Depuis le début des années 2000 le travail de Rémy Héritier décline « de pièce en pièce une archéologie du contexte d’apparition d’une danse. » Ses chorégraphies tiennent plus du processus que du spectacle, affirme-t-il, et pourtant, les spectateurs se laissent prendre par cette forme indéfinie qui émerge comme une partie d’un Iceberg, laissant invisible la part de l’ombre qui nous reste à déchiffrer.
Comme Louise Vanneste, en un sens, Rémy Héritier cherche à se dessaisir d’un monde anthropocentré, créer une danse dont il ne serait pas l’auteur, car dans chaque mouvement une part d’inconscient, ou peut-être d’héritage, fait surgir ses (nos ?) fantômes à l’envers de nos pas. Un monde réel ne l’est donc pas tant, si ce n’est que son existence en dehors de nous, libère une gestuelle incongrue car non assignée à un genre quelconque – au sens de catégorie, qu’elle soit de style, de classe, ou d’identité sexuelle. Et pour ce faire, une voix désincarnée, à chaque nouveau « bip » généré par je ne sais quoi, lance « activité » et les deux danseurs s’exécutent, à savoir Rémy Héritier lui-même et Bryan Campbell, extraordinaire danseur et artiste américain déjà repéré dans des pièces de Loïc Touzé ou Katerina Andreou. Son délié exceptionnel, sa fluidité d’enchaînement sont capables de faire de n’importe quelle pièce un moment captivant. Leurs gestes, qui se répondent tout en se démarquant évoquent tout autant une histoire de la danse, ne serait-ce que par la manière de porter ou de présenter le mouvement, d’une manière sensationnelle ou sensitive, avantageuse ou banale, racontent déjà toutes les obédiences chorégraphiques et les périodes traversées.
En arrière plan, des images, sans queue ni tête, se succèdent, rappelant « l’universel reportage » auquel désormais tout un chacun est soumis via son téléphone (et de son plein gré par pouce interposé !). On les dirait d’ailleurs générées par de l’IA comme répondant à une demande dont nous n’avons pas la clef. Peut-être représentent-elles ce « monde réel » ou au contraire un monde rêvé, halluciné, où le réel n’a plus vraiment sa place tant il est « déréalisé ». La gestuelle un peu cassée, un peu dégingambée de Rémy Héritier avec ses désarticulations a quelque chose d’une marionnette mue par la nécessité, tandis que Bryan Campbell décline une sorte de grammaire du suspens tout en légèreté.
Soudain, les deux s’empoignent dans une démonstration de style « contact-improvisation » fort bien menée, à laquelle participent les lumières en mouvement signées Ludovic Rivière, avec sa forêt de projecteurs presque du domaine du vivant, et la « musique » d’Eric Yvelin, bientôt supplantée par un Concerto Brandebourgeois bien classique dans lequel les séquences chorégraphiques jusque là toujours interrompues, s’enchaînent enfin… Sans pourtant prendre une forme définitive, avant de retourner à son état effiloché qui précédait.
C’est bien trouvé, plutôt absurde, et plein d’autodérision, nous laissant toute latitude pour interpréter sa signification profonde.
Agnès Izrine
Le 5 juin 2025 à June Events, Atelier de Paris et Théâtre de l’Aquarium.
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