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Idio Chichava : « Vagabundus »

Même s'il connaît bien la France, même s'il connaît parfaitement le monde de la danse contemporaine, le Mozambicain Idio Chichava propose avec Vagabundus, vaste pièce pour 13 danseurs-chanteurs, une vision profondément « autre » du concept même de migration. Une invitation remarquable à changer de regard.

Avant même d'entrer en salle, quelque chose déconcerte. Cela crie joyeusement, vacarme et s'agite, cela chante plus ou moins confusément. Cela bruisse comme d'une préparation de fête qui ne ferait que nous espérer, nous, derrière la porte. Une invitation au voyage, donc, mais au sens propre, que l'on n'attendait pas là ! Vagabundus, la grande pièce que le chorégraphe mozambicain Idio Chichava présente, affirme traiter des migrations. Le mot, dans le débat contemporain, contaminé par les connotations politiques du « migrant » et les images tragiques qui l'accompagnent, a perdu sa signification originelle et latine de « «passage d'un lieu à un autre»… Ce qui peut se faire dans une certaine alacrité, voire un joyeux bazar qui saisit dès l'entrée en salle. Quoiqu'une figure se tienne immobile et vaguement inquiétante dans le passage, cela s'agite en tous sens dans les travées et la scène en une multitude d'activités aussi variées qu'assez impénétrables. Mais tous semblent fort joyeux de tout cela, et une ligne mélodique s'en dégage, au sens propre, car tous participent par bribes d'un chant d'abord confus puis qui s'affirme et ne cessera pas. Migration, donc, mais certainement pas pathétique.

Alors, petit moment de pédanterie explicative et de précision sur la démographie africaine : la migration pour les peuples d'Afrique n'a pas la connotation péjorative que nous lui donnons habituellement. Même le Mfecane, l’immense mouvement de populations qui change en profondeur le sud de l'Afrique au XIXe siècle sous le coup des Zoulous de Chaka, se pose, malgré ses dimensions extrêmement violentes, comme un vaste brassage aux dimensions d'un continent, mais pas d'un cataclysme. La migration n'a pas ce caractère de bouleversement dramatique que le terme acquiert dans les états-nations tels que ceux qui ont forgé l'espace occidental. Dans ce cadre, la migration ne correspond pas à l'aventure individuelle que nous projetons dans le « migrant », mais plutôt à ce moment de vie d'un groupe qui change de contexte – que l'on pense à ces villes véritablement migrantes de la civilisation mongole des XIIe siècle et XIVe siècle. Fin de la minute pédante mais nécessaire pour comprendre la différence de ce Vagabundus d'avec, par exemple, la pièce Les Raisons d'espérer de Syhem Belkodja (2020) qui, depuis la Tunisie, pays où les villes et les frontières sont plus anciennes que celle que nous connaissons en Europe donnait donc une perception de la migration très différente.

La migration apparaît ici comme une énergie collective que rend sensible les formes les plus diverses d'agrégat des interprètes, de la nébuleuse serrée à la ligne face public (ou à quatre pattes et de dos) parfaitement organisée, les moments d'unisson d'une puissance d'autant plus imparable que soutenu par un travail rythmique – frappes des pieds, sauts, chœur psalmodiant – et la construction spatiale. Le groupe peut se former en bas de cour, en fond de plateau, au front de scène à jardin : là où se forme le groupe est là où le groupe vit. Très simple, la structure de la pièce souligne cette énergie de la collectivité. Tout part de cette ligne de chant, sorte de basse permanente à défaut d’être continue. Une ligne qui se lève (de la salle initialement puisqu'un chanteur « soliste » s'y est mêlé au public) et se tend jusqu'au terme de la pièce. Cela passe par différent chants traditionnels mozambicains, en différentes langues (faut-il rappeler à ceux qui s'étonnaient d'entendre du portugais que l'implantation de ceux-ci remonte, sur l'île de Mozambique, à la fin du XVe siècle), et occupe tout l'espace sonore grâce à l'impressionnante maîtrise des treize danseurs-chanteurs, d'une présence et d'une précision dans les vocalises remarquables ; et même la tête en bas, et même en sautant, et même allongés sur le dos… Les chœurs de nos opéras qui rechignent à marcher et lever les bras en chantant pourrait trouver là quelques modèles !

À cette construction du groupe, soutenue par le chant, répond une individualisation des personnes, sous forme de prise de solo essentiellement – qui vient rappeler que l'aventure de la migration pour collective qu’elle est, n'en est pas moins un moment où les vertus individuelles se révèlent. Ainsi ce moment d’une grande puissance où, sur un vieux chant portugais, le groupe serré en masse compacte, dresse comme d'un seul mouvement le bras vers le ciel, comme on implore, tandis qu'un danseur solitaire, à l'écart, multiplie les pas frappés, les passements de jambes et les ondulations en complète rupture avec l'effet unificateur du groupe.

La variété de la gestuelle employée dit aussi beaucoup de cette « richesse migratoire ». Car si la pratique saltatoire Makonde (l'un des grand peuple de l'Afrique de l'Est, très présent au Mozambique) sert de base de construction, on retrouve également dans la danse d'Idio Chichava de nombreux emprunts aux danses zouloues, en particulier ces lancers-jeter de jambe aussi spectaculaires qu'inquiétants (très utilisés dans les fameuse « gummy dances » ces danses de mineurs qui utilisent les bottes en plastique comme des outils de percutions) que le chorégraphe Boyzie Cekwana exploitait, en particulier dans sa pièce Ja,nee (2003). Les invectives, grandes enjambées menaçantes, provocations mutuelles, se retrouvent mêlées au trémulations intenses comme autant de références à ces mondes divers… Et Idio Chichava a travaillé avec  Boyzie Cekwana ! Le mélange de fragilité (les tremblements) et de manifestation de force, la construction spatiale, l'entêtement des chants collectifs et l'individualisation des soli virtuoses : tout un ensemble qui apporte de la migration une perception profondément « exote » (au sens de radicalement « autre » que lui donne Victor Segalen a ce mot).
Mais cela vient opportunément combien nous avons besoin de la danse contemporaine et singulièrement de celle venue de loin (et d'Afrique en particulier) pour ressentir la complexité du monde. Belle leçon !

Philippe Verrièle

Vu le 23 mai 2024, Théâtre de l'Aquarium, Paris, dans le cadre de June Events.

À retrouver le 8 juin 2024 dans le cadre de La Ville dansée du Paris Dance Project, à Saint-Ouen 10 juin 2024 au théâtre Paris Villette dans le cadre du festival Génération A à Paris ; le 14 juin 2024 dans le cadre de Rencontre à l'Echelle à Marseille

 

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