Error message

The file could not be created.

« Helikopter / Licht », d’Angelin Preljocaj

Angelin Preljocaj revisite beaucoup son répertoire et en fait volontiers des programmes nouveaux. Dans ce parcours, Helikopter, pièce qui affiche déjà son quart de siècle, est indispensable.

Une reprise passionnante et très bien servie par les jeunes interprètes, mais qui pose une difficulté : avec quoi marier ce maelström pour faire un programme complet. Et si Licht, la création, n’a sans doute pas l’aura de la première, elle témoigne d'une réalité qui s'impose, Preljocaj est incontournable.
Au départ, il y a Helikopter et plus précisément la musique du compositeur Karlheinz Stockhausen (1928-2007) dont on peut penser qu'elle est non seulement totalement indansable mais aussi quasiment inaudible tant ce déluge sonore, nourri du fracas des moteurs d'hélicoptères et des hurlement grinçant des instruments à cordes, fait obstacle à toute perception sensible. Aucun rythme musical à proprement parler, pas plus de repère pour appuyer la danse mais une saturation spatiale par le son rendant l'auditeur aveugle ; et ceci n'est pas une synesthésie mal comprise mais une réalité physique : la puissance du son d'Helikopter obère toute possibilité d'autre chose et donc de voir. En cela, voilà l'expérience limite et The rest is noise pour reprendre le titre du fameux essai d'Alex Ross sur l'histoire de la musique au XXème siècle.

Galerie photo © Laurent Philippe

Peu avant la création, en 2001, Angelin Preljocaj en disait : « l'idée de créer une pièce chorégraphique sur cette musique ne m'a pas du tout effleuré l'esprit tant cette œuvre semblait laminer, à chaque coup d'hélice, les fondements même d'un rapport entre musique et danse ». Puis il se ravisa et justement parce qu'impossible, le fit.

Cela commence avec le son et, sur le plateau, trois interprètes de chaque côté, dans l'ombre ; un faisceau, puis plusieurs, partagent d'un trait bleu la scène, de cour vers jardin ; une femme avance, bientôt rejointe par une seconde qui opère en unisson. Par figure de duos successifs puis par combinaisons la pièce va se développer en suivant le crescendo inouï (voire inaudible par l'excès) puis décroître jusqu'à retrouver le solo initial tandis que cesse le vrombissement des hélicoptères.

Cette cohérence structurelle semble indifférence à la musique, la rejetant presque totalement par la fragilité même des danseurs, fluides et ductiles dans une continuité de mouvement que rien ne paraît distraire, comme oublieux du tumulte. Au vrai, ainsi indépendante, la danse semble pouvoir être donnée sans la partition de Stockhausen, possédant sa structure et sa cohérence, ce qui serait vain, car Helikopter forme un tout et si les danseurs semblent insouciants du trouble, leur univers reste dominé par la machine via l'installation visuelle de Holger Förterer.

Une projection bleue qui recouvre le sol, reliée à un système informatique qui crée des ondulations lumineuses sur la scène où que les danseurs posent les pieds. Les acteurs ont trouvé leur propre façon de danser au sein du monde des machines, comme nos sociétés trouvent leur propre façon de vivre avec les ordinateurs, les voitures et les lumières. La danse, si puissante de sa fragilité face au son, ébranle le sol même à chaque pas : techniquement parlant, les danseurs sont filmés par une caméra infrarouge au-dessus de la scène et leurs mouvements sont suivis et traité en direct par ordinateur ce qui infère sur les paramètres mathématiques de ce qui est reprojeté sur scène… Ainsi s'opére une double réaction qui traduit assez bien la nature de notre coexistence à la réalité technologique : l'indifférence et l'interaction. Les interprètes assumant la danse au sein du monde des machines, à la manière dont la société moderne trouve sa propre façon de vivre entre numérique, technologie, agitation…

Galerie photo © Laurent Philippe

Ce qui peut étonner c'est qu'Helikopter qui compte un quart de siècle et utilise une technologie déjà datée, ne le soit, en tant que telle, pas du tout. Cette indifférence au temps – signe irréfragable d'une réussite – tient à la qualité de la danse d'autant que les interprètes sont encore plus imparables qu'à la création. Mais aussi, de ce que cette pièce porte de rupture et d'annonce dans le parcours du chorégraphe. Après de grandes pièces lyriques et épiques fortement appuyées sur la musique, (La stravaganza -1997- pour le New York City Ballet ; Casanova -1998- pour le Ballet de l'Opéra national de Paris ; Le Sacre du Printemps -2001-), le chorégraphe semble chercher une voie nouvelle avec plus ou moins de succès (Personne n'épouse les méduses -1999- ; Portraits in corpore ainsi que MC 14/22 (Ceci est mon corps) en 2000). Helikopter opère comme un véritable acte de foi dans la danse, comme l'affirmation de sa capacité à tenir « par elle-même ». Cela donnera Empty moves (part I) en 2004 avec son invraisemblable musique de John Cage, ou N -la même année – avec celle de Granular Synthesis (Kurt Hentschläger et Ulf Langheinrich). La proximité du mouvement d'avec celui employé dans Empty moves (parts I & II) (2007) n'en apparaît aujourd'hui que plus évidente et pertinente.
Mais le problème : Helikopter dure toujours 35 minutes soit la durée de la composition Helikopter-Streichquartett de Karlheinz Stockhausen… Ce qui est notoirement trop court pour une soirée complète ; alors Licht, création pour douze danseurs qui enchaîne après un extrait de film d'entretien avec le compositeur allemand (film réalisé par Olivier Assayas, Preljocaj sait s'entourer).

Galerie photo © Laurent Philippe

Éliminons d'office l'argument donné par le chorégraphe pour justifier le choix de Laurent Garnier : ce n'est pas parce qu'il use de technologie qu'il faut tenir Stockhausen pour le « grand-père de l’électro», rôle qui conviendra mieux à Pierre-Henry ou au groupe Kraftwerk, et la proposition un peu vite « vite fait bien fait » du pape de la « French touch » n'a rien de la richesse conceptuelle du compositeur allemand. Et pourquoi pas Vivaldi comme lointain ancêtre de l'easy listening !
En revanche, l'électro place Licht dans la logique des œuvres récentes du chorégraphe (Laurent Garnier pour Suivront Mille ans de calme ou Thomas Bangalter pour Mythologie ; et les nombreuses interventions du duo 79D dans les œuvres récentes). Cet opus composé de tableaux assez esthétisants et montés « cut » mais sans passage au noir, parfaitement structuré jusqu'au gymnique et dans un esprit proche du numéro de cabaret avec sortie/apparition de « morceaux de corps » dans trois hublots en fond de scène, gradation dans le déshabillement jusqu'à la nudité ornementée de bijoux de corps), affiche une proximité formelle avec les pièces les plus « grand public » de la production récente très accessibles et spectaculaires – Licht exprime, a contrario, comment d'Helikopter découle la part la plus exigeante de Preljocaj.

Galerie photo © Laurent Philippe

Une façon de rappeler que si Licht peut plaire, c'est par ce qu'Helikopter impose son exigence. Et comme il y a dans Licht de très beaux « moments de danse » car le chorégraphe possède un savoir faire unique, il y a fort à parier que comme pour nombre d'autres pièces, des extraits de celle-ci vivent leur vie indépendamment de l'ensemble (les trios en double unisson du début par exemple) !
Car Preljocaj reste incontournable.

Philippe Verrrièle
Vu le 10 avril 2025 au Théâtre de la Ville, Paris. Jusqu’au 3 mai.

Prochaines dates
Théâtre du  Pavillon Noir, Aix-en-Provence du 13 au 17 mai,

Théâtre La Colonne, Miramas, le 3 juin

Théâtre Olympia dans le cadre du festival Tours d’Horizons, Tours le 6 juin

Bolzano Danza Teatro Comunale le 18 juillet

Amphithéâtre de Châteauvallon du 24 au 26 juillet 

Théâtre de l’Archevêché, Aix-en-Provence 30 et 31 juillet 

Auditorium de l’Opéra, Dijon le 5 mai 2026 

La Criée - Théâtre National de Marseille du 12 au 16 mai 2026

 

Catégories: 

Add new comment