« Forme (s) de vie » d’Eric Minh Cuong Castaing
« Quels gestes conserveriez-vous, si le mouvement devenait un enjeu vital ? » Eric Minh Cuong Castaing avec Marine Relinger et Aloun Marchal y répond dans ce spectacle étonnant qui redéfinit les notions de beauté et de virtuosité en créant des corps augmentés par la grâce d'un collectif.
Né en Seine-Saint-Denis, Éric Minh Cuong Castaing s’est d’abord formé à l’image — diplômé des Gobelins, il a travaillé dans le cinéma d’animation avant de se tourner vers la danse. Son parcours l’a m né du hip-hop à la danse butō, en passant par la danse contemporaine. Depuis 2007, il développe une écriture profondément hybride, où se croisent technologies numériques, films, et pratiques chorégraphiques en lien direct avec des contextes sociaux ou médicaux. Il a été artiste associé au Ballet national de Marseille, à la Comédie de Valence, et il est aujourd’hui associé à Montpellier Danse et au Centre national de la création adaptée.
Dans Forme(s) de Vie, le chorégraphe Éric Minh Cuong Castaing fait basculer notre regard sur la danse, la scène, le corps. Il y réunit cinq interprètes : deux personnes en situation de perte de mobilité, Kamal Messelleka, ancien boxeur, et Élise Argaud, danseuse atteinte de la maladie de Parkinson, aux côtés de trois danseurs professionnels — Yumiko Funaya, Nans Pierson et Aloun Marchal, co-chorégraphe de la pièce. Ensemble, ils composent une œuvre bouleversante, où la fragilité devient force, et où chaque geste, chaque souffle, chaque pas porte l’intensité du vivant et met en scène des corps entravés mais profondément habités par la mémoire du mouvement. Car dans cette pièce, une question simple — et bouleversante — agit comme moteur : « Quels gestes conserveriez-vous, si le mouvement devenait un enjeu vital ? »
La danse devient alors acte de résistance douce. Kamal retrouve, épaulé par les gestes souples et soutenants d’Aloun Marchal et de Nans Pierson, le tempo fluide de ses enchaînements de boxeur. Élise, accompagnée par Yumiko Funaya, déploie dans chaque pas une légèreté maîtrisée, une grâce lucide et poignante. Les danseurs deviennent les « prothèses humaines » de ces gestes jadis évidents, aujourd’hui redevenus enjeux.
Forme(s) de Vie ne reproduit pas la logique hiérarchique d’un monde où les corps valides dominent les autres. Au contraire, elle est le lieu d’un équilibre mouvant, d’une écoute sensible. Le dispositif scénique, très proche du public, parfois au sol, crée une intimité presque palpable. Les interprètes se soutiennent, s’épaulent, mais ne remplacent jamais — ils prolongent, accueillent, amplifient sans jamais figer.
Galerie photo : Laurent Philippe
La virtuosité se redéfinit ici : elle ne réside plus dans la puissance ou la vitesse d’exécution, mais dans la qualité du lien, dans la finesse du “corps à corps”, dans cette capacité à faire exister un geste au-delà de ses limites physiques. De rendre perceptible la pensée du mouvement en train de se faire, et même celle qui précède le moteur du geste. Notamment chez Elise, où l’on devine l’intention de se mouvoir dans d’infimes contractions, avant que le pied ne se soulève…
Outre la danse en direct, Forme(s) de Vie s’ouvre grâce aux films réalisés par Victor Zébo. La vidéo n’est pas une illustration : elle est matière scénique à part entière. En introduction, elle nous immerge dans la Sainte-Baume, parmi les pins et les falaises du Sud. On y voit Kamal, Aloun et Nans avancer à l’unisson, leurs souffles mêlés à celui du vent, devenant une nouvelle sorte de corps à trois têtes.
Plus tard, ces séquences filmées réapparaissent sur plusieurs écrans, comme des fenêtres ouvertes sur une mémoire en cours. L’image offre une continuité : elle met en résonance les plans larges et les gros plans sensibles qui donnent à voir la concentration, l’effort, la joie. Elle prolonge aussi la question du regard — comment filmer un corps empêché sans l’assigner, comment montrer sans désigner.
Forme(s) de Vie est née en 2019 dans le cadre d’une collaboration entre la compagnie Shōnen et La Maison, centre de soins palliatifs à Gardanne. Le processus de création s’ancre dans la durée, dans un travail d’ateliers où les interprètes co-construisent le geste. Marine Relinger, dramaturge et réalisatrice, accompagne depuis plusieurs années le travail d’Éric Minh Cuong Castaing, Aloun Marchal, co-chorégraphe de la pièce, nourrit quant à lui l’écriture d’une attention aux “moments sans signification immédiate”, ces instants poreux où le sens se construit lentement.
Galerie photo : Laurent Philippe
Dans cette constellation, chacun apporte une voix singulière, un regard, un geste. Aucun ne prend le dessus. Forme(s) de Vie se construit sur le respect du rythme de l’autre, sur une confiance partagée, sur la volonté de faire advenir une forme où la danse, même ralentie, même réinventée, reste puissance d’être.
Quand Kamal avance seul vers le centre du plateau, puis qu’Élise le rejoint, sans double, sans aide — il y a là une image d’une sobriété bouleversante.
Galerie photo : Laurent Philippe
Le mouvement n’est plus un outil, il est une manière d’être au monde. Chaque pas est important. Chaque regard partagé est une victoire. La lenteur devient intensité. Et le spectacle, bien plus qu’une représentation, devient un acte de relation Forme(s) de Vie nous rappelle que la beauté peut surgir là où on ne l’attend pas — dans l’effort, dans le trouble, dans le pas recommencé.
Agnès Izrine
Vu le 23 juin 2025, Théâtre du Hangar, Festival Montpellier Danse.
Catégories:
Add new comment