Emmanuelle Jouan : La Belle Scène Saint-Denis, le Théâtre Louis Aragon en Avignon
Depuis plus d’une décennie, La Belle Scène Saint-Denis, portée par le Théâtre Louis Aragon de Tremblay-en-France s’impose comme un tremplin essentiel pour la danse contemporaine. Cette année encore, du 9 au 18 juillet à Avignon, le plateau de La Parenthèse vibrera au rythme des créations chorégraphiques d’artistes émergents et confirmés, mettant en avant la richesse et la diversité du territoire de la Seine-Saint-Denis. Nous avons interrogé Emmanuelle Jouan, sa directrice, sur cette initiative remarquable qui déplace tout le TLA en Avignon
DCH : Pouvez-vous nous rappeler ce qu’est La Belle Scène Saint-Denis et pourquoi cet événement est essentiel ?
Emmanuelle Jouan : C’est une vitrine indispensable pour les artistes que nous accompagnons depuis plusieurs années au Théâtre Louis Aragon. Chaque année, à Avignon, nous leur offrons une opportunité unique de rencontrer des professionnels et de toucher de nouveaux publics, tout en valorisant la diversité et l’énergie qui font la singularité du territoire de la Seine-Saint-Denis. Nous développons également à cette occasion un partenariat avec Danse Dense, plateforme dédiée au repérage et à l’accompagnement des chorégraphes émergents.
DCH : Comment votre participation à ce festival aide-t-elle les artistes que vous accompagnez ?
Emmanuelle Jouan : À Tremblay, il était parfois difficile pour les professionnels de venir découvrir nos artistes. En allant en Avignon, nous mettons leur travail sous les projecteurs, nous facilitons les échanges et nous créons des opportunités de diffusion. Cela permet aux œuvres de vivre après leur création initiale.
DCH : Comment avez-vous sélectionné les artistes qui font partie de cette opération ?
Emmanuelle Jouan : Nous ne sélectionnons pas des artistes par coup de cœur, mais nous présentons ceux qui sont engagés avec le TLA depuis plusieurs années. C’est un compagnonnage, une continuité qui permet de donner de la visibilité et de suivre l’évolution des créations que nous soutenons. Comme Clémentine Maubon et Bastien Lefèvre que nous suivons depuis longtemps.
DCH : La programmation de cette édition semble particulièrement riche et engagée. Quelles sont les particularités de cette programmation ?
Emmanuelle Jouan : Nous avons voulu représenter toute la diversité des écritures chorégraphiques, en mettant en avant à la fois des artistes associés de longue date et des nouvelles voix qui viennent enrichir ce compagnonnage. L’idée est d’inscrire leur travail dans une continuité, en mettant en lumière des œuvres qui interrogent le mouvement, la mémoire et la société à travers des langages chorégraphiques audacieux.
Par exemple, Olga Dukhovna poursuit son exploration du patrimoine classique et traditionnel, dans Crawl, en croisant les danses accroupies ukrainiennes et le breakdance, une virtuosité ancrée au sol qui devient un acte de résistance face aux dominations. De son côté, Youness Aboulakoul compose avec Ayta une danse de l’endurance inspirée du chant populaire marocain, où la verticalité devient un geste de révolte face aux contraintes qui tentent de plier le corps. Enfin, AMAZIGH IN SITU de Filipe Lourenço, déconstruit les principes de la danse Ahidous Cette danse traditionnelle du Moyen Atlas marocain sert de point de départ à une variation répétitive et géométrique, pour cinq danseuses et danseurs dans une approche contemporaine et immersive,
Nous avons également tenu à inclure des projets qui travaillent sur la mémoire corporelle et les récits chorégraphiques. Gaëlle Bourges revisite la Tapisserie de Bayeux à travers une mise en mouvement qui fait dialoguer histoire et danse dans Guillaume &. Harold. Mickaël Phelippeau, quant à lui, met en lumière Jean-Romuald, un danseur dont la singularité invite à une réflexion sensible sur le portrait scénique et le dévoilement de soi. (Jean-Romuald un garçon de son âge). Ou encore [SUPERSTRAT[ d'Anne Nguyen, porté par le danseur ivoirien Mark-Wilfried Kouadio, où les mémoires du corps se croisent entre traditions africaines et danses urbaines.
DCH : Il semble aussi y avoir une place forte donnée à l’expérimentation et à la parole des artistes…
Emmanuelle Jouan : Oui, car la danse ne se limite pas à un spectacle : elle crée du lien, interroge, et ouvre des espaces de réflexion. C’est pour cette raison que nous avons programmé des artistes qui travaillent sur les intersections entre son, voix et mouvement. Zoé Lakhnati et Per-Anders Kraudy Solli proposent Where the fuck am I ? qui joue sur le trouble entre le langage et le corps, une expérience où les flux se croisent dans une virtuosité des présences. Lucía García Pullés, elle, nous plonge dans une exploration où la langue devient muscle, où le corps devient un espace de résonance et de transformation, porté par les souvenirs et les pulsations sonores dans Mother Tongue.
Nous poursuivons également notre engagement avec Each One Teach One, porté par Sandrine Lescourant, qui interroge le hip-hop comme un outil d’émancipation et de fraternité. Cette culture, née dans la rue, continue aujourd’hui à se transmettre à travers les générations, en restant un vecteur puissant de rassemblement et de transmission.
DCH : Quelles sont les nouveautés de cette édition ?
Emmanuelle Jouan : Cette année j’ai fait le choix d’ajuster la programmation pour permettre à un projet supplémentaire d’entrer dans cette programmation. C'est une adaptation qui reflète le contexte actuel. Habituellement, nous avons trois compagnies le matin et, avec nos partenaires de Danse Dense, deux compagnies en soirée réparties entre les deux semaines. Cette dynamique nous permet de présenter un programme équilibré tout en travaillant étroitement avec ces chorégraphes. Cette année, face aux difficultés de diffusion que rencontrent les artistes, nous leur avons proposé d’ajuster légèrement leur timing afin de libérer de l’espace pour un quatrième projet la deuxième semaine. C’est une petite concession en termes de confort, mais cela nous semblait essentiel pour donner à un spectacle supplémentaire la chance d’être vu par les professionnels. Cela porte donc à sept projets au lieu de six le matin, renforçant encore la richesse de notre programmation.
Cela demande évidemment une coordination encore plus précise, mais la solidarité artistique dont font preuve les compagnies nous conforte dans ce choix. C’est une manière de répondre aux défis que traverse le secteur tout en maintenant notre engagement à soutenir la création chorégraphique.
DCH : On imagine que c’est un véritable défi logistique. Comment gérez-vous cette présence annuelle à Avignon ?
Emmanuelle Jouan : C’est un véritable défi, mais nous avons la chance de pouvoir compter sur des partenaires solides, notamment la Ville de Tremblay-en-France, le Département de la Seine-Saint-Denis et la DRAC Île-de-France, qui soutiennent activement le projet. La Belle Scène Saint-Denis s’installe au cœur d’Avignon, à La Parenthèse, où nous mettons tout en place pour accueillir les artistes et le public dans les meilleures conditions. Nous déplaçons l’ensemble des personnels du théâtre pour cette occasion. L’organisation passe par un travail minutieux en amont : accompagnement des équipes artistiques, coordination des espaces techniques, mise en place des résidences et des temps de rencontre. Sans oublier les jeunes de La Belle Jeunesse, qui participent activement en découvrant les coulisses du festival, en aidant à la médiation, en distribuant des tracts dans tout Avignon, et en étant des ambassadeurs du projet.
DCH : En quoi cet événement influence-t-il votre saison suivante à Tremblay ?
Emmanuelle Jouan : Les rencontres à Avignon nourrissent la saison suivante. En seulement quelques jours, nous apprenons à mieux connaître les artistes, ce qui facilite leur intégration dans nos projets à Tremblay. C’est un cercle vertueux qui dynamise l’ensemble de notre programmation.
DCH : Quels sont les défis à venir pour « La Belle Seine-Saint-Denis » ?
Emmanuelle Jouan : Nous faisons face à des incertitudes économiques et budgétaires, mais nous restons déterminés. La culture ne doit pas être une variable d’ajustement. Notre énergie et notre engagement nous permettent de continuer à défendre les artistes et à offrir au public une diversité chorégraphique essentielle.
DCH : Cette dimension sociale et politique semble très présente dans la programmation…
Emmanuelle Jouan : Plus que jamais. Nous sommes conscients que la danse, comme les autres arts, souffre du manque de visibilité et des restrictions budgétaires. La Belle Scène Saint-Denis est une réponse à cela : nous offrons un espace aux artistes pour qu’ils puissent expérimenter, s’exprimer librement, et rencontrer de nouveaux publics sans être soumis aux logiques de formatage. Pour moi, cette édition célèbre la puissance du geste, l’énergie du mouvement et la joie revendiquée comme un acte de résistance, à l’image d’un passage de Gilles Deleuze que nous avons fait nôtre : « Le pouvoir exige des corps tristes. [...] La joie, par conséquent, est résistance, parce qu'elle n'abandonne pas. » Nous sommes toujours là, malgré les incertitudes économiques et les coupes budgétaires. La danse doit continuer à occuper notre espace public et social, et nous ferons tout pour qu’elle garde sa place essentielle.
Propos recueillis par Agnès Izrine
La Belle Scène Saint-Denis du 9 au 18 juillet 2025.
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