« El Dorado » d’Israel Galván et Los Mellis de Huelva au Théâtre de la Ville.
« Je suis âgé de cent soixante et douze ans, et j’ai appris de feu mon père, écuyer du roi, les étonnantes révolutions du Pérou dont il avait été témoin. Le royaume où nous sommes est l’ancienne patrie des Incas, qui en sortirent très-imprudemment pour aller subjuguer une partie du monde, et qui furent enfin détruits par les Espagnols. (…) Les Espagnols ont eu une connaissance confuse de ce pays ; ils l’ont appelé Eldorado. »
Voltaire, Candide, chapitre XVIII (1759)
Dans le cadre du Focus Israel Galván qui célèbre les quinze années de collaboration entre le théâtre de la Ville et le danseur-chorégraphe, il nous a été donné d’assister à sa création El Dorado. Avec Vicente Escudero, Antonio, Antonio Gades, Mario Maya, Israel Galván a contribué à réformer le ”baile” flamenco masculin. Il ne s’est pas produit salle Sarah Bernhardt en solitaire, comme dirait Georges Didi-Huberman, dans une performance de vingt minutes comme celle qu’il nous offrit à Bercy, dans une séance de la Cinémathèque de la Danse puis dans la cour du musée Picasso, sous la pluie, ou, plus récemment, dans la Chapelle Saint-Louis de la Salpêtrière avec le public à sa suite comme dans une procession sévillane.

Galván a ét accompagné, soutenu, mu par Los Mellis, qui ont officié comme choristes, percussionnistes et "palmeros". Ce duo de choc a permis de transformer le solo en trio – et en un spectacle d’une durée de quarante-cinq minutes. En 2022, la journaliste d’El País Amalia Bulnes avait surnommé Los Mellis (« mellis » étant le diminutif de « mellizos » qui signifie jumeaux) de « palmas de oro del flamenco ». Il faut dire que Manuel et Antonio Montes Saavedra, les frères qu’on dirait copiés-collés (coiffés, rasés, parés à l’identique), se produisent depuis une quinzaine d’années sur scène aux côtés de chanteurs comme Antonio Reyes, Jesús Méndez, Paco Ortega, Lya, Arcángel, Rocío Márquez y Bronquio, Rosalía, Pedro el Granaíno, María Terremoto ; des rythmiciens-ambianceurs que sont Bobote, El Eléctrico, Torrombo dont certains ont aussi servi ou sévi chez Galván ; des guitaristes de la trempe de Vicente Amigo, Eduardo Trassiera et Dani de Morón ; sans parler de la danseuse Eva Yerbabuena.
Galerie photo © Laurent Philippe
Bien que Steve Reich ait légitimé, sinon ennobli, les percussions corporelles avec sa brève pièce minimaliste Clapping Music (1972) à base uniquement de battements des mains détournant les applaudissements du public et stylisant à sa façon les palmas, le métier de "palmero" n’existe pas hors l’Andalousie. Avec El Dorado, le claquettiste Israel Galván partage l’affiche avec les frappeurs de mains, mis en vedette ou sur le même plan que lui sur scène et au générique. Grâce à eux, il a allongé son programme de soliste tout en éliminant l’accessoire ; il a changé le plateau en catwalk et rapproché le rideau du fond des premiers rangs de l’audience ; il s’est passé de décorum et d’effets lumineux ; surtout, il s’est privé d’une des disciplines séculaires du flamenco : le "toque" (on n’entend plus la guitare). Au centre de la scène, entre deux chaises destinées aux gémeaux, brille un parallélépipède doré : un cajón (caisson) péruvien. Le spectacle est composé d’une douzaine de "palos", séquences ou routines rythmiques de trois-quatre minutes : Gypsy clapping, Bulería, Jaleos, Solea por Bulería, Solea, Rumba, Tangos, Tientos, Fandangos, Bolero gitano, Martinete, Palmas de la leyenda del tiempo.
Les trois faiseurs de "compás" jouent en nuance, en finesse. Galván, fagoté comme l’as de pique, coiffé d’un semblant de chignon de torero ou de maja, portant saugrenument un queue-de-pie comme celui de Fred Astaire dans Top Hat (1935), enchaîne gestes prosaïques – bras levé de l’appel d’un taxi en maraude, passes d’un matador, dribles d’un avant-centre, course-arrière d’un défenseur – et difficultés techniques. Il change de structure rythmique et chorégraphique au bon moment ; il pivote, parcourt l’immensité scénique, tape sur tout ce qui bouge ou ne bouge pas, par exemple sur un disque métallique placé côté cour à tout hasard ; il sort en coulisse et en rapporte un rondin sur lequel continuer à exercer son art. Les "palmeros" ne sont pas en reste ; ce sont de bons "cajoneros" ; ils se révèlent excellents chanteurs, aussi bien dans les fandangos de Huelva que dans les "coplas".
Comme dans un final de show kathak, les sosies lancent un défi au danseur singulier en exécutant une phrase accélérée et complexe que ce dernier reprend comme si de rien n’était. Les frappes des uns et de l’autre sont sourdes, claires, rapides, feutrées, ouvertes. Le cliquetis du "Martinete" alterne avec celui des trois pédales pour grosse caisse avec lesquelles joue le danseur en les faisant sonner dans le vide dans un mini-concert bruitiste.

Toutes les parties des mains et des pieds du trio sont mises à contribution, les jointures, les bouts des doigts, les pointes, les talons. La douceur contraste avec la vigueur, l’indolence avec le tempo d’enfer. Le chant, la variété et la musicalité des coups sur le caisson doré font oublier la guitare. Sur son grand tambourin, usant d’un gimmick béjartien – les poignets joints et les phalanges en grand écart –, Galván nous livre une version sans orchestre du fameux Boléro. Le rideau de scène tombe mais pas tout à fait, laissant entrevoir en cinémascope les mocassins cordouans des Mellis (le métronome des jumeaux), les bottines immaculées du tap-dancer (son outil de travail). Et le caisson du Pérou plaqué or.
Nicolas Villodre
Vu le 12 octobre 2025 salle Sarah Bernhardt, Théâtre de la Ville.
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