Cuba à tâtons (volet II)
En octobre 2017, notre critique Gérard Mayen participait au colloque Memoria fragmentada, organisé par le département de danse de l'ISA – Instito superior de las artes – à La Havane (Cuba). A cette occasion il a pu explorer le paysage de la jeune création chorégraphique, dans un pays en pleine mutation, incertaine. Nous poursuivons ici la publication de son reportage, avec le deuxième de ses trois volets.
Ils habitent une île que guettent les regards de la planète entière mais restent isolés, sous un régime en transition incertaine. Où se situer ? Comment se projeter ? A La Havane, de jeunes artistes de la danse et de la performance frayent le chemin hésitant de leur indépendance.
Pour un.e jeune artiste chorégraphique indépendant.e cubain.e, comment inventorier sa propre valeur ? Comment se situer soi-même ? Comment s'extraire d'une insularité héroïque, mais figée ? Comment saisir que l'Edificio Lopez Serrano est toujours déjà furieusement chargé de significations dans un imaginaire planétaire (lire notre précédent volet) ? Animatrice du Laboratorio, qui permettait au performeur Carri de se produire, la jeune Yahayna Hernández González cerne bien ces limites : « Ces jeunes artistes ont très peu accès à des esthétiques étrangères ».
A Cuba, l'internet reste rare. Et coûteux. « Ils perçoivent une œuvre, un auteur, de façon singulière, mais sans outil pour en capter le contexte, la technique, la méthodologie » explique-t-elle. Il ne manque pourtant pas de références internationales, mais en vrac. On entend volontiers citer Yvonne Rainer, Trisha Brown. Et aussi bien Jérôme Bel, ou François Chaignaud et Cécilia Bengolea, avec qui l'attaché culturel de l'ambassade de France a suscité la rencontre.
Reste à dépasser le stade de la citation, pour se projeter dans une prolifération de nouvelles significations, affranchies. Sans quoi, quelque chose s'arrête en chemin. Toujours dans la soirée du Laboratorio escenico, la danseuse Claudia Hilda montre une magnifique qualité de gestuelle, très empathique. Mais ses références l'écrasent, qu'elle avoue, d'ailleurs immédiatement reconnaissables, quasi copiées : Anne Teresa de Keersmaeker (bottines comprises, incongrues sous climat tropical), Trisha Brown. Bien. Mais qu'en faire ?
Toute pleine de tempérament, biberonnée à la Jérôme Bel, Diana Cano s'est lancée, elle, dans Inmovilidad, une pièce de danse qui ne bouge plus. C'est également une pièce in situ. Bourrée de pertinence, la jeune chorégraphe se saisit de l'immobilité comme d'un trait saillant de la société cubaine. Dans la vie quotidienne, on y perd beaucoup de temps à attendre, des fois sans certitude sur l'attendu. Par exemple : attendre un bus. C'est cela qu'elle a sondé, à même un cimetière de véhicules de transport en commun remisés. A ceci près que son public s'est arrêté au cercle des étudiants qui l'entourent à l'Institut supérieur des arts. Comment déborder ?
L'ombre d'une histoire en suspens plane partout à Cuba. « La danse, notamment, s'est académisée et figée » pointe encore Yohayna, l'animatrice du Laboratoire Ibsen (déjà évoqué plus haut). Par ailleurs chef de rédaction de la revue Tablas, qui traite des arts de la scène, la jeune femme relève : « nous sommes en train de préparer un numéro sur la danse. Et c'est terrible, toutes les propositions d'article renvoient à des temps mémoriaux, tournent autour d'un anniversaire, les cent ans de la chorégraphe X, les cinquante ans de la compagnie Y ».
Alors, notons les trente ans du département de danse à l'Institut supérieur des arts. Un colloque international vient de marquer cet anniversaire. Son intitulé : Memoria fragmentada. En français : La mémoire fragmentée. C'est bien cela. Le premier jour, et en sa présence, on y a fêté Ramiro Guerra, joyeux nonagénaire. Terrible destin que celui de ce chorégraphe qui fonda la compagnie Danza contemporanea au moment même du triomphe de Fidel Castro. Plus tard, il dut entamer quatre décennies de confinement dans son appartement, exclusivement vouées à l'écriture théorique et historique. Ejecté de la scène.
Critique de haut vol, Norge Espinosa raconte ce que furent les années étroudissantes de « la révolution illimitée », décennie des années 60, début des années 70, où ce chorégraphe insuffla l'apport africain au coeur de la modernité cubaine, osa la nudité et l'ambiguïté érotique, imagina que les danseurs évoluent à l'air libre, incorporés à l'architecture audacieuse de la façade de leur théâtre, et même qu'ils puissent s'exprimer oralement en plein spectacle : « C'était autant de doute jetés sur la conception conventionnelle de la danse, autant de trouble possible pour le spectateur. Or les fonctionnaires d'un art à vocation idéologique et pédagogique, ne pouvaient avaliser un état de trouble. La réduction au silence d'artistes tels que Guerra a signifié une perte terrible ».
Universitaire parmi les organisatrices du colloque, Mercedes Borges promeut un Observatoire cubain de la danse. La question de la mémoire en est aussi au coeur : « L'histoire de la danse à Cuba présente des zones saturées, mais aussi des zones blanches » pointe-t-elle. « Beaucoup des témoins directs sont en train de disparaître. Et c'est aussi le cas des documents indirects : notre institut du Cinéma recèle des trésors concernant la danse, mais qui se dégradent inexorablement. Beaucoup de cette perte de mémoire est aussi due à l'exil. C'est un phénomène extrêmement préoccupant. Nombre d'artistes ont quitté l'île, avec leur répertoire, leur mémoire ».
En écoutant tout cela, on se remémore l'attitude de la vague esthétique française des années 90 et 2000. Furieusement innovante et critique, elle n'en passa pas moins par une exploration approfondie des héritages, des questions du répertoire, sa relecture, son invention permanente. Il fallait le domaine de l'histoire à son contrôle par le ballet. L'actuelle tentation cubaine en la matière est peut-être un excellent signe de renouvellement. Comprendre Marianella Boàn ou Nery Fernández, parties à Porto Rico et au Mexique, sera tout aussi nécessaire que comprendre Bel ou Chaignaud.
Or, tous les artistes cubains actuels n'optent pas pour l'exil. On rencontre facilement à La Habana, des jeunes artistes invités à des sessions internationales – grâce aux services français, tout particulièrement – et vivant toujours sur place. Gabriela Burdsall est passée par le Camping du CND à Pantin. Au bout du Malecon, elle vit toujours dans l'appartement qui était celui de sa grand-mère Lorna. Américaine, mais décidée à soutenir la révolution castriste, cette artiste était cofondatrice de Danza contemporanea, au côté de Ramiro Guerra (évoqué ci-dessus).
Ayant dû finir par la quitter, cette pionnière intrépide se résolut à abattre une cloison entre deux pièces de son logement. De quoi y creuser une jauge de vingt-cinq spectateurs, et monter des soirées dont certaines photos restantes laissent émaner un parfum de cabaret Dada.
Aujourd'hui, Gabriela Burdsall caresse les traces de ce patrimoine : « Je sais que mon travail d'aujourd'hui ne peut être exempt de cette mémoire ». Reste à en définir les voies.
Gérard Mayen
A suivre ...
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