Crystal Pite, Simon McBurney et le NDT1 : « Figures in Extinction »
Figures in Extinction : un triptyque scénique entre urgence climatique, vertige technologique et élan spirituel
Comment ne pas trouver Figures in Extinction magnifique ? Cette création majeure, fruit d’une collaboration de quatre ans entre la chorégraphe canadienne Crystal Pite et le metteur en scène, acteur et écrivain britannique Simon McBurney, s’impose comme une œuvre manifeste, à la croisée de la danse, du théâtre et de l’essai visuel. Présentée en intégralité lors du dernier Festival Montpellier Danse, cette trilogie portée par 23 danseurs et danseuses du Nederlands Dans Theater 1 plus exceptionnels les uns que les autres, se dresse comme une œuvre monumentale sur la finitude : celle des espèces, des écosystèmes, et peut-être, de l’humanité elle-même. Dans cette création à la croisée de la danse, du théâtre et de l’essai visuel, le spectacle dépasse le cadre esthétique pour devenir un véritable appel à la conscience.
Trois temps, trois effondrements
Le spectacle s’ouvre sur The List, une cérémonie funèbre pour les espèces disparues. Une voix récite un long inventaire de noms — tigres, amphibiens, orchidées, panthère asiatique — pendant que les danseurs, traversés par ces absences, incarnent tour à tour des êtres hybrides, mimant le glissement entre animalité et mémoire. Les gestes sont précis, presque incantatoires, et évoquent autant la beauté que la disparition. La chorégraphie emprunte au langage biologique un vocabulaire de mutations et d’effacements. Le Pyrenean Ibex et ses appendices qui évoquent à la fois leurs cornes fabuleuses mais aussi des ailes, la horde de Caribous, la spider orchid, qui par le jeu d’un quintette de personnages déploie ses pièges géométriques ou le banc de poisson incarné par des mains qui s’agitent sont de vraies trouvailles chorégrahiques. Un personnage grotesque, « le climatosceptique », utilisant une forme de « mickey mousing » propre à Crystal Pite qui consiste à calquer les gestes sur les motssurgit au cœur de cette élégie, introduit une dissonance glaçante : le déni comme nouvelle extinction.
Dans But Then You Come to the Humans, la scène bascule dans un univers contemporain saturé par la technologie. Smartphones, réseaux sociaux et réflexions sur le cerveau composent une fresque critique de notre époque, inspirée par les recherches du psychiatre Iain McGilchrist. Les corps des danseurs deviennent objets connectés, fragments de pensée numérique. La scénographie joue avec la superposition d’écrans, les voix off d’enfants, les algorithmes devenus narration. L’écriture scénique flirte ici avec le théâtre d’idées, risquant parfois l’asphyxie conceptuelle, mais toujours rattrapée par la précision de l’interprétation, parfois au détriment de la poésie chorégraphique.
Enfin, Requiem clôt la trilogie. Dans une chambre d’hôpital à peine stylisée, le discours reprend, décrivant les phases du deuil ou celles de la décomposition. Allant même jusqu’à imaginer une sorte de comédie musicale avec chorus line en blouses blanche sur les douze phrases sur la mort. Mais, le reste du temps, c’est Mozart que l’on convoque – à part quelques notes du « tube » d’Arvo Pärt (Spiegel im Spiegel) – voire Fauré, tandis que la lumière ouvre l’espace vers des visions cosmiques. C’est un dernier mouvement tourné vers l’apaisement, une chorégraphie du passage, entre deuil et lumière. Tout est très théâtral et hyper narratif.
Un art total : corps, voix, lumière
Tout au long du triptyque, la danse transcende les disciplines. Les corps, virtuoses et habités, deviennent le support d’un discours qui échappe aux mots : tantôt organiques, tantôt désincarnés, ils portent en eux le récit d’un monde qui vacille. La direction de Pite, d’une rare précision dramaturgique, donne à voir une gestuelle qui dialogue avec le texte et la scénographie sans jamais s’y subordonner. Elle travaille les unissons à foison, parfois décalés, les effets dominos, parfois décuplés par la vidéo, les sauts silencieux, les allongements et les accélérations dans une fluidité étonnante. Les groupes pris dans des emportements chaotiques, des courses qui se décomposent, des arrêts sur image, pour créer une chorégraphie d’une redoutable efficacité.
Figures 1.0 The List Galerie photo © Rahi Rezvani
Le texte, omniprésent, est porté par une parole scénique ciselée. Il navigue entre rituel, satire et philosophie, oscillant entre l’élégie écologique et l’essai sociologique. Certains passages sont d’un didactisme roboratif, surtout dans les deuxième et troisième parties où l’auteur manie les lieux communs à force de bavardages.
Les éclairages, signés Tom Visser, participent pleinement à l’identité plastique du spectacle, voire forment un langage scénique à part entière. Traversés de pénombres, de clairs-obscurs métaphysiques et de halos spectraux, ils dessinent des tableaux d’une beauté sombre stupéfiante. Il crée des lueurs de fin du monde, des chutes de pluie ou de glace extraterrestres, des ciels d’orage aux noirceurs infinies, une calligraphie de fumée (de la vidéo ?). La dimension visuelle se déploie aussi à travers les projections, les décors mobiles qui creusent une profondeur de champ et les compositions sonores telle une orchestration sensible de l’effondrement.
Galerie photo, 2.0 But then you come to the humans, 3.0 Requiem © Rahi Rezvani
Un geste artistique comme acte citoyen
Dans sa globalité, Figures in Extinction se présente comme une œuvre de mise en tension : entre parole et mouvement, entre dénonciation et contemplation. Elle frappe par son ambition, sa cohérence plastique, et l’intensité physique de ses interprètes. Dense, foisonnant, parfois vertigineux, Figures in Extinction ne cherche pas à délivrer une vérité, mais à ouvrir un champ de réflexion, à provoquer une prise de conscience sensible. Au croisement de l’urgence climatique et de la crise de nos liens sociaux, l’œuvre pose un regard lucide et inquiet sur notre époque. La critique est juste, la satire bien placée… Mais faut-il tout dire pour être entendu ? — À trop vouloir nommer, Figures in Extinction bride sa propre puissance évocatrice… et l’imaginaire du spectateur.
Agnès Izrine
Vu le 25 juin 2025 au Festival Montpellier Danse, Le Corum Opéra Berlioz.
“Figures in Extinction” distribution
SENIOR CREATIVE PRODUCER : Tim Bell
CHOREGRAPHE : Crystal PIte
DRAMATURGIE : Simon McBurney
LIGHT DESIGN : Tom Visser
DANCERS Alexander Andison, Demi Bawon, Anna Bekirova, Jon Bond, Conner Bormann Pamela Campos, Emmitt Cawley, Isla Clarke, Barry Gans, Ricardo Hartley III, Nicole Ishimaru, Chuck Jones, Paloma Lasserre, Genevieve O’Keeffe, Omani Ormskirk, Kele Roberson, Luca Tessarini, Theophilus Veselý, Nicole Ward, Sophie Whittome, Rui-Ting Yu, Zenon Zubyk
Figures in Extinction 1.0 The List
MUSIC : Original composition by Owen Belton. Additional sound design by Benjamin Grant.
Includes musical fragments of: Perfume Genius: Normal Song, written by Michael Hadreas. Published by KMR Holdings L.P. Administered by Kobalt Music Publishing Ltd.
Blick Bassy: Aké. Written by Olama Blick Bassy & Clement Petit. Published by No Format! / Collect! © Music Publishers BV. Licensed by Alter K/Collect! © Music Publishers BV
TEXT : Excerpts from Why Look at Animals? by John Berger © John Berger, 2009 and John Berger Estate.
VOICES : Simon McBurney, Mamie McBurney, Max Casella, David Annen
LIGHT DESIGN : Tom Visser
SCENIC DESIGN : Jay Gower Taylor
REFLECTIVE LIGHT BACKDROP : Concept by Jay Gower Taylor. Design in collaboration with Tom Visser
COSTUME DESIGN : Nancy Bryant
PUPPET DIRECTION : Toby Sedgwick
PUPPET DESIGN AND BUILT : Jochen Lange
VIDEO TITLE EDITOR :Ennya Larmit
Figures in Extinction 2.0 But then you come to the humans
MUSIC Original composition by Benjamin Grant.
Includes musical fragments of: Claude Debussy: La mer, L. 109 – I. From Dawn Till Noon on the Sea, performed by Berliner Philharoniker, Herbert von Karajan, Claude Debussy, Dmitri Shostakovich: Symphony No. 10 in E minor, Op. 93: I. Moderato, performed by Vasily Petrenko & Royal Liverpool Philharmonic Orchestra. © Boosey & Hawkes, London / Albersen Verhuur, Den Haag, Johan Sebastian Bach: Concerto for 2 Violins in D Minor, BWV 1043 I. Vivace, performed by Zubin Mehta, Isaac Stern, Itzhak Perlman, Johann Sebastian Bach, New York Philharmonic Orchestra
Nils Frahm: Less, performed by Nils Frahm, Faber music., Alfred Schnittke: Cello Sonata No. 1: I Largo, II Presto, performed by Natalia Gutman. © Boosey & Hawkes, London / Albersen Verhuur, Den Haag, Jim Perkins: The North Wind, violin by Anna de Bruin, recorded by Mark Knight, produced by Jim Perkins & Mark Knight, mastered by Ben Wiffen, Owen Belton: Extinction Crescendo, created for Figures in Extinction [1.0], Additional music by Josh Sneesby
TEXT The Divided Brain and the Making of the Western World by Iain McGilchrist (2009)
VOICES David Annen, Thomas Arnold, Suibhan Harrison, Mamie McBurney, Sarah Slimani, Sophie Steer, Indira Varma, Dan Wolff
Figures in Extinction 3.0 Requiem
MUSIC Sound design by Benjamin Grant. Associate sound designer: Raffaella Pancucci
Includes musical fragments of: New composition by Owen Belton, Gabriel Fauré: Requiem, Op. 48: I. Introït, Warner Music Group., Wolfgang Amadeus Mozart: Requiem, K. 626: III. Sequentia: f. Lacrimosa (Compl. Süssmayr, Orch. Beyer) – Live, published by Deutsche Grammophon GmbH, Berlin, Alfred Schnittke: Voices of Nature (1972) (parts), Requiem from the incidental music to ‘Don Carlos‘ (1975) (Parts: Kyrie & Aeternam), Connor Price, Haviah Mighty: Trendsetter, Amuse. Ice Spice: Princess Diana, Universal Music Group. Arvo Pärt: Symphony No. 4, Lalo Schifrin: Millie, Classic Music International
TEXT Pages of the wound (Twelve Theses on the Economy of the Dead), And our faces, My heart, Brief as photos by John Berger ©John Berger Estate
SET DESIGN Michael Levine Associate set designer: Christophe Eynde Assistant set designer: Peter Butler
REFLECTIVE LIGHT BACKDROP Concept by Jay Gower Taylor. Design in collaboration with Tom Visser
PROJECTION DESIGN Will Duke Assistants projection design: David Butler, Arthur Skinner
COSTUME DESIGN Nancy Bryant
ADDITIONAL DIALOGUE Georgia Pritchett
VOICES David Annen, Thomas Arnold, Brooke Bloom, Heather Burns, Max Casella, Tamzin Griffin, Amanda Hadingue, Miles Jupp, Eric Morris, Ajay Naidu, Saskia Reeves, Dallas Roberts, Sarah Slimani, Arthur Wilson, Dan Wolff
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