Comment Preljocaj devint Immortel
Le 21 mai, Angelin Preljocaj élu en 2019 au siège d’Académicien dans la toute nouvelle section dédiée à la danse, « s’installait » à l’Académie des Beaux-Arts sous la coupole de l’Institut de France. Nous y étions.
À la très solennelle séance d’installation d’Angelin Preljocaj à l’Académie des Beaux-Arts, tout commence par des rires. L’humour de Laurent Petitgirard, secrétaire perpétuel de l’Académie des Beaux-Arts, étant sans pareil pour amuser une telle assemblée, composée des autres Académiciens, dont, pour la Danse, Carolyn Carlson, Blanca Li, et Thierry Malandain, et l’ensemble du « milieu » - chorégraphique, bien sûr. Là, il est question de son tailleur chargé de son habit d’Académicien, qui, dépressif, a obligé le chorégraphe à reporter son installation ce 21 mai 2025, alors qu’il a été élu le 24 avril 2019, au désespoir des ambassadeurs d’Albanie appelés dans d’autres contrées entre-temps.
Astrid De La Forest académicienne à la section de gravure et de dessin, a ensuite prononcé le discours d’installation, soulignant dans son introduction que « L’évidence se conjuguait avec la fin d’une injustice, celle que notre secrétaire perpétuel, Laurent Petitgirard a parfaitement su réparer en proposant en 2019 la création d’une nouvelle section dédiée à la chorégraphie. » Un discours brillant et sensible, qui a utilisé les mots de l’artiste peintre-graveure pour « vous dessiner, vous peindre et transcrire ce que vous avez laissé venir à nous de votre vie », imaginant la représentation de sa vie d’artiste comme le peintre Carpaccio déployant le polyptique en neuf tableaux de La légende de Sainte Ursule au musée de l’Accademia à Venise.
Nous voilà donc partis dans un voyage où sont évoqués la mère bergère et le père menuisier, fuyant l’Albanie du dictateur Enver Hoxha, y mêlant astucieusement la création de son Roméo et Juliette dans la scénographie d’Enki Bilal,. La naissance à Champigny, le judo et ce cliché de Noureev « transfiguré par la danse » qui décidera de sa carrière. Vient ensuite sa formation, classique, puis moderne avec Karin Waehner, Merce Cunningham, et le début de sa carrière de danseur et enfin ses débuts de chorégraphe « migrateur ». Le troisième tableau est celui de Montpellier, engagé chez Dominique Bagouet, où il crée avec Michel Kelemenis Aventures coloniales (1982) puis Marché noir (1984) présenté au Concours de Bagnolet et la création de sa compagnie, toujours à Champigny-sur-Marne. Et puis, l’invitation à l’Opéra de Paris par Brigitte Lefèvre, la musique, les collaborations diverses. Le cinquième tableau est celui de l’installation à Aix-en-Provence, le corps comme « agent provocateur d’émotions » et le septième la création du Pavillon Noir. Elle ajoutera que le huitième est ce jour d’installation, et le neuvième, les voyages qu’il lui reste à parcourir, l’imaginant selon les vers de Jean Tardieu « Danseur au comble du vertige, vibrant immobile et debout, cible percée de mille traits, je croyais tenir toutes choses, monde vidé par sa vitesse, plus léger que le souffle d’un mot » et Astride De La Forest conclut : « Alors cher Angelin, laissez-vous porter par ce souffle pour rejoindre notre Académie, Angelin, sois le bienvenu dans notre compagnie ».
Galerie photo © Edouard Brane
Après avoir rappelé que pour les cérémonies solennelles, « la tradition commande que le nouvel élu fasse l’éloge de son prédécesseur », mais « Étant le premier sur ce fauteuil, j’ai envisagé de vous parler de ce qui m’a conduit vers la danse » Angelin se lance, ému, dans son discours d’installation. Mais Preljocaj a retenu comme un mantra sans doute, cette réflexion de Cunningham qu’il ne manque d’ailleurs pas de nous faire partager dans son texte : « Angeliin, you are really in progress, but I must confess that you waist to much energy trying to be beautiful. It’s a pity !…Tu fais des progrès mais tu perds trop d’énergie à tenter d’être beau ! ». Si, très vite, il comprend dans sa danse, qu’il vaut mieux être occupé par son objet que par son sujet, il ne nous avait pas encore montré à quel point il avait intégré cette remarque. Son discours est un chef-d’œuvre dans l’art de parler de soi, sans jamais s’exhiber, mais en mettant en lumière « ceux qui m’ont fait » pour lui permettre de mener cette carrière exceptionnelle qui l’amène ce jour au siège d’Académicien. Avec un récit formidablement bien écrit, digne de la fluidité d’un La Fontaine dans son habileté à passer d’un discours direct à l’indirect, d’un hommage marqué à Brigitte Lefèvre, à celui de Nicole Saïd, qui lui remettra plus tard son épée d’académicien, et bien sûr à tous ses danseurs. « Ils sont 396, et leurs noms sont dans mon cœur, mais on peut aussi les lire gravés sur les marches du Pavillon Noir, notre lieu de travail à Aix en Provence sublimement dessiné par l’architecte Rudy Ricciotti. » ; à des anecdotes truculentes, notamment sur son déjeuner avec le « Fauve » Rudolf Noureev dévorant « Le cœur saignant de sa pièce de bœuf, et le rouge de la viande sanguinolente m’apparut, obscène et presque vivante au milieu de la faïence blanche. » Balayant d’un même mouvement sa vie personnelle et professionnelle, très émouvant (la rencontre avec son épouse, étant un des grands moments de ce texte) et drôle ( « ma mère n’avait pas d’avis sur le sujet, et pour elle, se faire une opinion concernant ma carrière de danseur s’est résumé à un sondage très succinct auprès de ses collègues ouvrières de l’usine de bouchons d’aérosol où elle travaillait. Bon, autant dire que je fus disqualifié à l’unanimité, dès le premier tour… »), il fait montre d’un réel talent d’écrivain dans cet exercice. Le tout finissant par « Danser ! […] Et se sentir soudain vivant en pensant qu’il reste tant de choses à réaliser, tant de concept à faire advenir, et se dire qu’au fond, tout cela n’est rien, puis se dire que si : que cela est tout et que l’essentiel est à réinventer à chaque instant. »
Quand les tambours retentissent de nouveau, ses danseurs du GUID (Groupe Urbain d’Intervention Dansée), descendent les gradins et dansent en effeuillant des livres sous l’impressionnante coupole de l’Institut. Après une ovation debout d’une dizaine de minutes, Nicole Saïd remet à Angelin Preljocaj son épée d’Académicien. Plutôt que de métal, elle est en bois tendre, pensée et dessinée par Constance Guisset, « comme une forme douce et sensuelle » sorte de clin d’œil aux arts martiaux que Preljocaj, a pratiqués enfant, et sorte de bâton de pluie. Son pommeau est serti d’un disque de météorite… et il est empli de particules de la même matière. De la poussière d’étoile !
Agnès Izrine
Le 21 mai 2025 à 15h. A l’Institut de France.
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