« Chroniques » de Gabriela Carrizo au Festival de Marseille
Tout juste après sa création au Théâtre national de Nice, la nouvelle pièce de Peeping Tom a fait escale à La Criée, dans le cadre du Festival de Marseille. Ce fut l'occasion de découvrir l’univers surréel, tramé de fantasmes drôlement violents et de plaisanteries scénographiques, grâce aux effets spéciaux typiquement Peeping Tom. Et pourtant Gabriela Carrizo fait entrer la compagnie sur un terrain nouveau.
Il faut l’avouer, nous n'attendions pas Gabriela Carrizo à cet endroit-là. Lequel ? Justement, rien de plus difficile à définir… Il serait prétentieux de vouloir circonscrire l’endroit, voire les endroits où se déroule la nouvelle création de la cofondatrice de Peeping Tom. Ce que Carrizo chronique dans Chroniques relève du rêve (et souvent du cauchemar), passe de fantasmes ludiques en films d'horreur, flirtant tantôt avec le dessin animé, tantôt avec un futurisme fantasque, la mythologie, le moyen âge ou les bons vieux films sur la mafia où les images tourbillonnent comme dans un train-fantôme.
Carrizo signe là une nouvelle étape, sur un long chemin d’une danse-théâtre surréelle. Peeping Tom, c'était à l'origine un regard sur les relations familiales dans une trilogie autour des espaces de vie (Le Jardin, Le Salon, Le Sous-sol), puis autour des générations (Vader, Moeder, Kind). Et quelques autres. A chaque fois, le lieu était défini avec une précision qui pouvait aller jusqu'à donner, dans le titre, l'adresse du domicile de la compagnie (32 rue Vandenbranden) où des coordonnées GPS (S 62° 58’, W 60° 39’). Mais entretemps, Carrizo s'est aussi lancée dans une recherche très différente, en créant des formes mobiles pour des musées et autres espaces.
Avec Chroniques, elle signe quasiment un retour aux origines, avec des danseurs aux exploits physiques stupéfiants et ces effets spéciaux imprévisibles et surréels, emblématiques de l'univers de Peeping Tom. A cette différence près qu’ici Franck Chartier n'a pas participé à cette création et que, contrairement à leurs scénographies et scénarios précédents, Chroniques ne se déroule pas dans un lieu défini par son architecture. Carrizo abandonne l’unité de temps et de lieu au profit d’une Odyssée à travers époques et univers, ce qui donne à la pièce son titre et sa vivacité onirique, comme si on voyageait à travers une série de faits divers.
Clandestinité
Où sommes-nous? Au tout début, vaguement, éventuellement, dans l'atelier d'un sculpteur. Mais voilà cinq hommes qui s'affairent dans une pénombre fantasque, manipulant des blocs d'argile qui parfois traversent l'espace sans crier gare alors que les humains semblent se transformer en animaux. Il plane sur ce trafic de formes un parfum de clandestinité, d’inavouable voire d’exotisme quand soudainement des notes asiatiques traversent les costumes, la musique et les décors, peints pour la pièce par le Coréen Seungwoo Park, danseur dans Chroniques et également connu comme cinéaste et peintre, contribuant entre autres une fresque géante dans le style de la peinture paysagère traditionnelle coréenne.
Dans ce (non-)décor, tout se transforme en tout, et les blocs d'argile forent soudainement un paysage rocheux dans le brouillard. Depuis le off, des voix d'enfants s'amusent de la tuerie sur scène où les mains d'un meneur de jeu vont tour à tour paralyser ou tuer les camarades qui se relèveront pourtant à chaque fois pour un nouveau round. D'étranges robots aux formes d'insectes géants agitent leurs bras mécaniques et arachnéens, comme pour nettoyer ce plateau où les protagonistes ont déversé de la poudre rouge sang et autres substances.
Corps paradoxaux
Chroniques déploie une danse-théâtre où chaque corps, chaque image, chaque attitude cache son exact contraire. Méfiez-vous des apparences, nous dit Carrizo. Les insectes nettoyeurs sont dotés de tuyaux potentiellement égorgeurs et exécutent des saltos surréels. L'homme-taser aux superpouvoirs se fond sensuellement dans I can't stop loving you d'Elvis et exécute ses victimes sur un sourire malicieux.
Il faut à ces corps paradoxaux une extrême puissance physique pour créer des images d'impuissance. Les danseurs-acrobates sont des plus entraînés qui soient, ce qui est aussi une des caractéristiques chez Peeping Tom. Mais parfois leurs jambes sont nouées et leurs corps comme paralysés, tout en luttant contre eux-mêmes avec une agilité absolue, mais habilement dissimulée. Ici, pas de slapstick sans partir dans des ambiances cauchemardesques. Et inversement. Dans cet univers, Carrizo crée une logique autonome qui n’obéit qu’à ses propres associations, tout comme le spectacle s’est construit au gré des rencontres artistiques.
Galerie photos © Virginia Rota
Au résultat, il est vrai qu’on n'attendait pas Gabriela Carrizo sur le terrain du film d'horreur et du cauchemar. Mais elle sait s'en amuser avec un détachement libérateur et salvateur. Et finalement, aux saluts, sept techniciens rejoignent les cinq protagonistes, ce qui laisse imaginer qu’un second spectacle, invisible depuis la salle, se déroule dans les coulisses. D’où la richesse en matière d’effets et d’ambiance, une effervescence impossible à explorer en une seule soirée. Chroniques est indéniablement un des spectacles qu’on voudrait revoir, par la frontale comme en se cachant dans les coulisses. Il n’est pas interdit de faire jouer son imagination, face à un tel festival de fantasmes.
Thomas Hahn
Festival de Marseille
Théâtre national de la Criée, le 18 juin 2025
Distribution
Chroniques de Gabriela Carrizo en co-réalisation avec Raphaëlle Latini
Avec Simon Bus, Boston Gallacher, Balder Hansen, Seungwoo Park, Charlie Skuy
Assistante artistique Helena Casas
Scénographie Amber Vandenhoeck
Lumière Bram Geldhof *
Son Raphaëlle Latini
Costumes Jana Roos, Yi-Chun Liu, Boston Gallacher
Conseil artistique Eurudike de Beul, Horacio Camerlingo
Création technique Filip Timmerman
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