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A Chaillot, Mamu Tshi x Faustin Linyekula : Le Congo, via le krump

De Kisangani à Kananga, le lien s’est fait à Lausanne, par une injonction mutuelle : « Montre-moi ton Congo ! » 

Faustin Linyekula travaille entre Kisangani où il a créé les Studios Kabako et l’Europe. Par l’intermédiaire de Vincent Baudriller, directeur du Théâtre Vidy, il a rencontré Amandine Tshijanu Ngindu aka Mamu Tshi, krumpeuse lausannoise (ce qui, comme on l’apprend ci-dessous, n’a rien d’un oxymore). Ensemble ils ont exploré le pays où chacun des deux est né. Mais leurs régions d’origine appartiennent à des mondes assez différents et si Linyekula séjourne régulièrement en RDC, il ne connaissait pas le Kasaï, région d’origine de la famille de Mamu Tshi. Nous les avons rencontrés au Théâtre Vidy à l’issue de la première mondiale de Mamu Tshi, portrait pour Amandine pour évoquer leur aventure partagée, mais aussi le solo My Body My Archive  dans lequel on retrouve Faustin Linyekula comme auteur et interprète. 

Danser Canal Historique : Le Kasaï est-il une région très isolée de la République Démocratique du Congo ? Y avez-vous beaucoup de membres de votre famille et êtes-vous en contact régulier avec eux ?

Mamu Tshi : Ma grand-mère maternelle, des tantes et des cousins vivent à Kananga et je suis restée en contact avec eux grâce aux technologies de communication. En revanche les voyages sont rarement possibles, en raison des prix très élevés et parce que la famille a aussi besoin qu’on leur envoie de l’argent. Le Kasaï n’est pas plus isolé que d’autres régions du pays, mais l’accès est compliqué, surtout par la route. Quand nous y sommes allés on nous a annoncé huit heures de voyage, et ça a duré 24h. 

Faustin Linyekula Le Kasaï est une région frontalière de l’Angola. Pour s’y rendre depuis Kisangani, il faut prendre l’avion avec une correspondance à Kinshasa. Un aller simple coûte autour de 400 € ! Quant au réseau routier et au petit réseau ferroviaire construits par les Belges, ils n’ont pas été pensés pour relier les régions entre elles, mais pour sortir les matières premières du pays. En revanche, les Congolais vivent depuis longtemps avec le mythe du Kasaï, la région d’où sortent  tous les diamants. Le contraste est saisissant, entre les richesses de la terre dans cette région qui a enrichi les dirigeants de ce pays et l’absence d’infrastructures. Les gens n’ont ni électricité ni eau courante et subissent l’insécurité alimentaire. 

DCH : Entre Kisangani et le Kasaï, est-ce qu’il s’agit de cultures différentes ? 

Mamu Tshi : Les langues sont différentes et les cultures ont leurs spécificités, mais les peuples Bantou ont leurs points de rencontres, leurs similitudes et quand Faustin est arrivé dans le Kasaï, il avait tous les codes. Il savait comment saluer ma grand-mère etc. Ce sont des cultures sœurs. 

Faustin Linyekula : Je ne parle pas le Tshiluba, mais les langues bantoues présentent certaines similitudes. Les différences culturelles tiennent aussi beaucoup aux environnements naturels. Le Kasaï est avant tout une région de savane, et ces peuples ont développé d’autres systèmes économiques et modes de vie que les peuples de forêt qui peuvent puiser dans des réserves toujours disponibles. Les peuples de savane ont été obligés de créer des stocks et ont forgé un système économique et de grands ensembles de personnes alors que les peuples de forêt en sont restés aux petits ensembles. 

DCH : Amandine, est-ce que les danses de la région de vos parents ont joué un rôle dans votre vie en Suisse ? 

Mamu Tshi : Depuis tout petit, dans les fêtes familiales, on regarde et on imite les adultes. Il y a le cercle et quelqu’un vous donne le pagne, tel un relai, et vous y allez pour danser et vous récoltez les cris d’encouragement et parfois quelqu’un vous met un billet (ndlr : c’est exactement ce qu’un spectateur a fait au Vidy, lors de la première du spectacle). Aussi quand nous étions chez ma grand-mère et que tout le monde a dansé sur la musique traditionnelle du groupe Atandele de Kananga, j’ai pu danser avec les autres grâce à tout ce que j’ai pu apprendre en Suisse. 

DCH : Comment avez-vous créé Mamu Tshi, portrait pour Amandine ? 

Faustin Linyekula : Il a été clair très vite que nous allions écrire le projet ensemble alors que sur le plateau, Amandine allait le porter seule. Et nous sommes allés au Congo ensemble. Je n’étais jamais allé au Kasaï et j’ai demandé à Amandine de me montrer son Congo, même si elle ne connaît pas non plus cette région, et de m’y présenter sa famille. Et même si elle n’y a pas grandi, et même si nous avons pratiquement découvert cette région ensemble, j’étais alors chez elle dans le sens où nous autres Congolais nous définissons toujours à partir du village dont sont issus nos ancêtres, et ce même si, comme dans mon cas, nos parents sont nés en ville. Il faut dire que j’aime les rencontres et que chaque spectacle est pour moi en fait un prétexte à la rencontre.

DCH : Dans la vidéo qui fait partie du spectacle et documente votre séjour, on vous voit krumper devant un mur de terre rouge, comme dans une carrière. 

Mamu Tchi : Il s’agit en effet d’une carrière que nous avons découverte près de la rivière Lulua. On y extrait des matériaux de construction et un village s’est créé autour. Nous y sommes tombés sur des enfants qui étaient en train de travailler pour soutenir leurs familles, ce qui a surpris même notre guide. 

Faustin Linyekula : Il faut dire que nous étions aux abords de cette carrière qui a été arrachée aux habitants auxquels elle avait assuré un revenu. Elle appartient aujourd’hui à une entreprise égyptienne qui a érigé un enclos en bois qu’elle fait garder par des policiers congolais qui empêchent tout accès. Les habitants doivent donc extraire des matières à côté de la carrière. Mais là, il y a des éboulements et l’endroit est dangereux. 

DCH : Mamu Tshi, l’image qu’on a communément de la Suisse ne correspond pas vraiment à celle qu’on a du krump. Comment se porte le krump à Lausanne ? 

Mamu Tshi : Le krump existe en Suisse depuis 2005 environ. Il y a un groupe fondateur, les Warriorz, basé à Genève et à Bienne. Cette compagnie est connue mondialement, même aux Etats-Unis, pour son rôle de précurseur dans le krump chorégraphié qu’il  a commencé à développer à une époque où tous les autres krumpeurs dansaient encore exclusivement de façon individuelle. Quand j’ai appris que le krump existait à 30 km de Lausanne, je suis allée à Genève et Bienne et j’y ai trouvé mes mentors. Aujourd’hui il y a aussi des événements et des cours de krump – nous appelons ça des laboratoires – à Lausanne. 

DCH : Vous avez-vous-même remporté certains championnats et titres de « danseuse krump de l’année » à échelle nationale et internationale, à titre personnel et en équipe. 

Mamu Tshi : En effet, et même en octobre dernier, nous avons encore gagné un championnat international en Allemagne, la EBS, alors que j’étais enceinte de six mois. 

DCH : En krump, qu’est-ce qui fait qu’on gagne une compétition ? Quelles sont les qualités recherchées et valorisées ?

Mamu Tshi : Les battles se sont développées dès la naissance du krump. On y cherche à amener les gens dans son univers. Et le vainqueur sera celui qui aura le mieux réussi à nous faire voyager. On va chercher les gens pour leur faire comprendre ce qui se passe dans notre corps et notre tête. C’est différent de la session qui est une historie d’énergies, où il y a l’énergie du cercle et du call and response. Dans une session, un danseur qui va nous épater est celui qui aura réussi à faire monter l’énergie et la tenir en haut pendant un moment, jusqu’à ce que le cercle entier respecte cette énergie et se dise qu’après ça, il n’y a plus qu’à rentrer chez soi. 

DCH : Faustin, comment est-ce que vous, chorégraphe, voyez le krump ? 

Faustin Linyekula :Je l’aborde plutôt comme un danseur. Et cette question d’énergie qui doit d’abord circuler à l’intérieur du corps et puis éventuellement être canalisée vers l’extérieur est un langage qui me parle. Après, j’ai d’autres outils. Mais c’est aussi l’histoire du krump qui me parle, cette naissance d’une danse suite aux émeutes de Los Angeles où les jeunes des quartiers de noirs se disaient que plutôt que d’aller tuer, ils allaient mettre leur rage dans la danse et dans un cri, pour continuer à vivre malgré tout. Je m’y reconnais directement puisque ma propre danse se situe à cet endroit-là, à savoir dans l’idée de rendre compte des ruines qui nous habitent, car il n’y a pas que les ruines que nous habitons. Je veux parler de ce grand désespoir. Quand vous allez au Congo, vous verrez que tous le jeunes ne rêvent que de traverser les frontières et ne jamais revenir. Toute cette rage fait que quand je rencontre Amandine et la pratique du krump, je m’y reconnais. Et entre nous deux, au-delà du Congo qui nous habite, ce qui nous unit est aussi cette conscience que la danse devient une manière de clarifier où on en est. 

DCH : Alors le krump, n’inclut-il pas aussi cette dimension peut-être spirituelle ou mystique d’une connexion avec d’autres sphères ? Que signifie krumper pour vous, quelles sont vos sensations, quel est votre rapport à la musique ?

Mamu Tshi : Il y a un peu de ça, mais avant tout on est connecté à quelque chose de l’intérieur qui nous recentre. Et c’est à chacun de définir si cela signifie être connecté à quelque chose de divin. Personnellement, j’ai toujours abordé la danse à partir d’un endroit très intime et comme un outil permettant qu’à la fin de la journée je puisse déposer toutes les tensions qu’on porte avec soi du matin au soir. C’est comme un nettoyage. On voit beaucoup de contraction et d’explosivité dans le krump, mais une explosion est aussi un relâchement. Et il faut être à l’écoute de son corps et bien le connaître pour ne pas se faire mal dans la contraction. 

DCH : Justement, dans le spectacle on vous voit krumper de façon particulièrement chargée, si ce n’est furieuse, après nous avoir livré quelques réflexions sur les téléphones portables. Car les « minerais de sang » sont extraits dans les mines, entre autres au Congo, dans des conditions brutales. 

Mamu Tshi : J’en parle parce qu’on oublie souvent certaines réalités, par exemple que notre mode de communication et donc de vivre repose sur le téléphone portable. Or, le coltan, indispensable pour la fabrication des smartphones, est très majoritairement extrait au Congo. On n’en parle pas assez et les gens font leurs choix sans le savoir, alors qu’en connaissance de cause ils auraient peut-être modifié leurs modes de consommation. Ce sont des choses qui me hantent et forcément, ma danse en est chargée. Sur scène je me questionne à ce sujet pour donner à d’autres la possibilité de se questionner à leur tour. 

DCH : Justement, Faustin, votre rôle n’est ici pas vraiment celle d’un chorégraphe puisqu’on voit mal comment vous diriez à Amadine comment elle doit krumper. 

Faustin Linyekula C’est pour ça que nous signons le spectacle à deux. Ce que je peux apporter ici, c’est une manière de raconter les choses. 

DCH : Avez-vous écrit les textes ensemble ? 

Mamu Tshi : La présence de la parole était une volonté de Faustin. Au début je n’étais pas convaincue. Ensuite le texte s’est écrit naturellement, à partir d’improvisations. Ca nous a permis de clarifier, un an après notre voyage, ce que nous en retirons et ce qu’il nous faut partager. 

DCH : Les textes expriment aussi vos interrogations sur votre démarche et l’impact du travail des artistes sur le cours des choses. Que peut-on faire bouger, et comment ? 

Mamu Tshi : Il est vrai que je me sens plutôt impuissante, surtout quand je regarde les informations sur le Congo, où on vient d’avoir des inondations avec des centaines et des centaines de morts. Et on se sent quelque part responsable du sort de ce pays. Et bien sûr ça me questionne, de me sentir responsable d’un pays que ne connais que de loin, ayant vécu toute ma vie en Suisse. Ce sont des questionnements qui apparaissent dans mon travail. 

Faustin Linyekula : Cette question de la responsabilité est essentielle. Le propre des systèmes coloniaux était de nous déposséder de tout sens de responsabilité, même par rapport à nos vies. Tout est défini par quelqu’un d’autre et notre vie ne nous appartient pas. Et aujourd’hui encore, pour ce qui se passe dans le pays, on ne va pas chercher les responsabilités chez nous. Tout est toujours la faute des Européens, des Américains ou des voisins. Bien sûr qu’ils existent, bien sûr que le Rwanda forme et arme un mouvement rebelle qui opère en RDC et envoie même des troupes pour les aider. Mais pour moi, la question principale est de savoir ce que nous pouvons faire en tant qu’artistes, comment nous pouvons nous donner les moyens d’intervenir à notre petite échelle. Et nous ne voulons plus nous limiter à pointer les autres du doigt, même si nous ne voulons pas les exonérer de leur responsabilité. Car nous, dans tout ça, ne sommes pas que des victimes. Je refuse la position de la victime. Et quelque part, être debout sur un plateau de théâtre, c’est une manière de dire cela. 

DCH : Vous présentez aussi à Chaillot Théâtre National de la Danse le solo My Body My Archive  que vous interprétez vous-même. 

Faustin Linyekula : Ce solo est la suite d’un projet commencé en 2017 à New York au Musée Métropolitain. Ils m’ont invité à présenter quelque chose dans leurs espaces et j’ai demandé à voir toutes les pièces venant du Congo qu’ils avaient dans leurs collections. Et il y avait une statuette en bois avec une étiquette « Ethnie : Lengola » qui est l’ethnie de ma mère. J’ai pris une photo et j’ai voyagé jusqu’au village de mon grand-père maternel. Et j’ai ressenti cet appel des terres d’origine. Depuis, j’y retourne régulièrement et j’apprends beaucoup de choses sur ma famille, mais je découvre aussi beaucoup de trous dans la mémoire familiale, principalement concernant les femmes. Et même les femmes de la famille ne connaissent pas l’histoire des leurs ancêtres féminines. Alors, quand à New York on me disait, de la part des Afro-Américains, qu’en tant que noir étant né et pouvant vivre en Afrique j’étais plus proche de mes racines, j’ai répondu que je n’avais certes pas hérité l’arrachement, mais que nous sommes tout aussi perdus, que nos cassures sont tout aussi fortes. C’est désormais aux poètes de combler ces trous par l’invention. Et je suis curieux de voir ce qui se passe quand à Chaillot quelqu’un peut faire le parcours des deux pièces, voyant d’abord Amandine et puis My Body My Archive, où je suis en compagnie du trompettiste newyorkais Heru Shabaka-Ra. 

Propos recueillis par Thomas Hahn, Théâtre Vidy de Lausanne, le 12 mai 2023

Mamu Tshi, portrait pour Amandine et My Body My Archive

Chaillot Théâtre National de la Danse : Du 14 au 17 juin 2023

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