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« Ce que peut la danse » – Entretien avec Anne Sauvage

À l'occasion des 25 ans de l'Atelier de Paris et de la 19e édition du festival June Events, sa directrice Anne Sauvage partage ses réflexions sur le sens de la création chorégraphique contemporaine, et l'évolution d'un lieu devenu emblématique du paysage chorégraphique français.

Danser Canal Historique : Cette 19e édition du festival June Events s’ouvre sur une question centrale : « Que peut la danse ? » Pourquoi avoir choisi de la placer au cœur de votre programmation ?

Anne Sauvage : J'ai été très inspirée par une phrase de Gilles Clément[1] dans Vagabondages & Conversations, le spectacle qu’il a créé avec Christian Ubl et qui est présenté le 7 juin à la Cartoucherie : « Le jardin est un territoire mental d'espérance ». J'aime penser que la danse peut aussi être cela. A la fois un espace mental qui accueille la pluralité de nos imaginaires et une terre vivante où le corps peut s’ancrer en toute liberté. Un espace où l’esprit et le sensible sont réunis. Cette comparaison entre la pratique de la danse et la pratique du jardinage me touche dans ce qu’elles peuvent toutes deux offrir comme refuge, ressourcement. Quant à l’espérance, c’est un mot très fort mais qui me semble être assez juste par rapport au contexte d’urgence dans lequel nous sommes. Face aux guerres et aux crises qui s’accumulent et s’intensifient —urgences écologiques, injustices sociales —, je voulais réaffirmer simplement, humblement, ce que peut signifier l’art dans nos vies.

La danse invite à habiter son corps, à le penser en relation aux autres, aux vivants comme aux non-vivants. C’est un lieu de résonance émotionnelle, de transmission de récits intimes ou collectifs. C’est un espace de conscience, ressources, une force de résilience, un lieu de résistance même ! La danse émancipe et transforme, la danse nous rassemble. Remettre le corps au centre est un acte politique. Espérer ne signifie pas pour moi, être dans l’attente, mais bien au contraire être dans l’action !

DCH : Comment cette idée se traduit-elle dans la programmation ?

Anne Sauvage : Le festival est un terrain d’expérimentation, un espace d’invention. Dès la soirée d’ouverture, cette dynamique est affirmée : Linda Hayford inventrice du "shifting pop", dialogue avec Rebecca Journo, nouvelle artiste associée à l’Atelier de Paris, avec qui elle partage un intérêt pour le micromouvement, le détail, l’étrangeté… Ce sera leur première rencontre. Ce sont deux artistes puissantes, engagées dans des langages en constante réinvention. Puis Marie-Caroline Hominal explore, avec dix danseur et danseuses et trois musiciens et musiciennes, la force du groupe et de l’élan collectif dans une pièce titrée Numéro O, une pièce « test » en quelque sorte ; une constante exploration pour la première pièce de groupe de cette performeuse unique. D’autres chorégraphes travaillent également dans cette perspective de nouvelles écritures. Louise Vanneste conçoit une pièce à partir de la métamorphose des roches, des gestes inspirés des mouvements tectoniques. Candice Martel réinvente les claquettes dans une fusion avec les musiques électroniques donnant naissance à une forme totalement inédite, « électroTap », qui déjoue les attentes des deux disciplines. Puma Camillê, artiste brésilienne, mêle capoeira et voguing, danse afro et samba, dans une gestuelle explosive et engagée.

Je suis aussi attentive aux récits « invisibles » ou « invisibilisés », et à leur révélation. Que ce soit Fragmented Shadows de Wanjiru Kamuyu , qui développe un travail essentiel sur les mémoires coloniales et les constructions identitaires et dont la pièce prolonge une réflexion entamée avec Immigrant Story, où le corps devient à la fois archive vive des histoires et des souffrances transmises et territoire en lutte. Ou que ce soit (M)other de Jeanne Brouaye qui à partir d’une histoire réelle se saisit de questions écologiques et de justice sociale.

DCH : On remarque aussi des artistes encore peu connus en France…

Anne Sauvage : Faire émerger de nouveaux noms est aussi un enjeu du festival. Je remarque que les artistes programmés pour la première fois dans le festival le sont dans des propositions plus introspectives, comme celle d'Ikue Nakagawa. Sa pièce Kuroko fait référence aux figures invisibles du théâtre traditionnel japonais qui manipulent la scénographie. Elle aborde des thèmes intimes, comme le deuil ou la douleur sociétale, évoque une violence intérieure à travers un travail subtil de composition scénique à partir de ses dessins. Mohamed Issaoui, chorégraphe tunisien, s'inspire quant à lui de sa propre histoire, de la manière dont il a enduré puis dépassé la maladie dans un hôpital à Tunis. Il livre une réflexion éclairante sur la résilience du corps et la capacité à transcender les normes et la manière don le corps peut réinvestir un espace de liberté. Il me semble tout aussi important d’inviter de nouvelles voix que d’accompagner les chorégraphes dans la durée. La nouveauté réside aussi dans la capacité d’un artiste à se réinventer, et le compagnonnage est au cœur de notre identité. Daniel Larrieu propose un nouveau Sacre du printemps dans lequel la danseuse Sophie Billon incarne tous les rôles du ballet. C’est une réinterprétation audacieuse, liée à la célébration du vivant, une thématique forte de cette édition.

DCH : Comment intervient dans cette programmation, la célébration des 25 ans de l’Atelier de Paris ?

Anne Sauvage : A l’occasion du festival, nous avons imaginé fêter les 25 ans de l’Atelier de Paris avec plusieurs rendez-vous. Un parcours rassemble les artistes qui ont été associés à l’Atelier : de Rosalind Crisp (première artiste associée à l’invitation de Carolyn Carlson en 2003) à Rebecca Journo, de Liz Santoro et Pierre Godard à Nina Santes, sans oublier Pierre Pontvianne… Certains présentent des pièces créées dans des contextes antérieurs, comme Mutual Information, créé en 2021 par Liz Santoro et Pierre Godard, et revisité aujourd'hui avec un nouveau duo qui changera certainement sa lecture ou Les amours de la pieuvre repensé par Rebecca Journo dans une forme immersive sur le plateau. Cela nous permet d'éclairer différemment des œuvres, de souligner leur évolution, leur résonance actuelle. C'est aussi une façon de dire que l'innovation n'est pas uniquement du côté de la nouveauté, mais aussi dans la fidélité à une démarche qui continue à se transformer. Ce parcours anniversaire autour des artistes associés s’est construit en complicité avec des lieux partenaires comme micadanses, où on pourra redécouvrir cette incroyable artiste australienne qu’est Rosalind Crisp, autour de son travail de composition accompagnée de deux musiciens. Cette invitation aux artistes associés, c’est aussi un clin d'œil à un autre anniversaire, celui des CDCN (Centre de développement chorégraphique nationaux) nés à Toulouse en 1995.

DCH : Vous avez prévu une soirée de clôture qui rassemble 25 artistes pour 25 ans. Pouvez-vous nous en dire un peu plus ?

Anne Sauvage : En première partie de soirée, aura lieu la toute première projection du film Danse-toi, un film sensible de Julie Gouju et Brano Gilan réalisé avec 90 jeunes de Bourgogne et d'Île-de-France. C'est une véritable déclaration d'amour à la jeunesse et à la puissance de la danse ! Ensuite, s’enchaîneront des spectacles, des extraits de créations en cours, des performances, des improvisations… pour s’achever avec un DJ set de La Bise.. Ce sera aussi l’occasion de découvrir les photographies de Patrick Berger, et les films d’Etienne Aussel ; tous deux témoins depuis plusieurs décennies de l’activité de l’Atelier.

DCH : Quelle a été l’évolution de l’Atelier de Paris au cours de ces 25 ans ?

Anne Sauvage : Depuis la fondation du lieu par la chorégraphe Carolyn Carlson, en 1999, l’histoire de l’Atelier de Paris est celle d’une transmission et d’une transformation. Ce lieu, créé à l’origine pour une artiste est devenu en 25 ans celui d’une communauté. La plateforme  Studio D, et aujourd’hui, Studio D émergence, grâce au soutien du mécénat de la Caisse des Dépôts illustre bien cet état d’esprit.

Une des étapes les plus importantes a été la labellisation comme Centre de développement chorégraphique national, qui a renforcé nos missions – multiples :  soutenir la création, accompagner les artistes, diffuser les œuvres, mais aussi s'engager dans les territoires, les écoles, les bibliothèques, les hôpitaux... C'est une structure en mouvement constant, à l'image de l'art qu'elle défend. Ce que nous célébrons, ce n’est pas seulement une date, mais un parcours et un engagement.

DCH : Ces missions supposent un engagement social et politique...

Anne Sauvage : Absolument. La danse, telle que nous la défendons à l’Atelier de Paris, est profondément ancrée dans une vision inclusive, accessible et engagée du geste artistique. Nous développons de nombreux projets à destination des publics vulnérables : enfants et adultes en situation de handicap, jeunes en situation d’isolement, habitants précaires du Bois de Vincennes, femmes victimes de violences...

Nous avons par exemple mis en place des ateliers réguliers en langue des signes française, des stages mixtes pour des participants valides et en situation de handicap, des actions en crèche, à l’école, en milieu rural ou hospitalier.

Par ailleurs, cet engagement s'étend aux artistes eux-mêmes. L’Atelier de Paris soutient activement des démarches artistiques minorées ou sous-représentées, en accompagnant des chorégraphes issues de la diversité, en favorisant les écritures queer, les formats transdisciplinaires. Il ne s’agit pas d’appliquer un label d’inclusivité, mais de construire un écosystème artistique où chacun et chacune a la possibilité d’inventer sa voie, et d’en faire un levier de transformation collective.

DCH : Comment l’Atelier de Paris arrive-t-il à porter un tel projet ?

Anne Sauvage : Avec beaucoup d'agilité, d'inventivité, et une grande solidarité. Nous sommes une petite équipe « artisanale » composée de neuf permanents enrichie de collaboratrices et collaborateurs aux statuts différents selon les activités. Dans le contexte actuel extrêmement difficile pour les équipes artistiques ou certains territoires, nous avons beaucoup de chance de recevoir le soutien de nos partenaires publics (DRAC Ile-de-France, Ville de Paris et Région Ile-de-France). Deux roulottes sont même en cours de construction pour pouvoir héberger les artistes pour les résidences, y compris internationales. Ce sont des outils concrets, pensés pour soutenir la création artistique.

Néanmoins, le CDCN s’étant construit dans des années de contraintes budgétaires, nous devons chaque année trouver près de 50% du financement des projets artistiques, soit près de 400 000 euros. Cela nécessite projet par projet, le soutien des partenaires publics comme d’institutions françaises et internationales et de tisser de nombreux partenariats sans lesquels nous ne pourrions pas réaliser un festival comme JUNE EVENTS. Cela nous oblige à rester mobiles, souples, attentifs aux dynamiques de terrain… Et pour voir les choses du côté positif, cela rend le projet encore plus vivant !

Propos recueillis par Agnès Izrine

Festival June Events, du 2 au 20 juin 2025.

[1] Gilles Clément est ingénieur horticole, paysagiste, écrivain, jardinier et également professeur émérite à l’Ecole Nationale supérieure du Paysage à Versailles. Il poursuit des travaux théoriques et pratiques à partir de trois axes de recherche : le Jardin en Mouvement, le Jardin Planétaire et le Tiers-Paysage.

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