Bilaka, « Bezperan »
Réinventer la tradition : Avec Bezperan, le collectif basque danse la fin de l’hiver et console les abeilles.
Il y a de la laine sur le plateau, tel un tapis blanc-neige, couvrant un paysage entier. De la laine de brebis, inévitablement basque. Les huit danseurs peuvent en émerger, se rouler dedans, et surtout, chanter en chœur, en euskara, et on n'hésitera pas à voir en ces flocons blancs les nuages de la montagne, de Soule ou de Navarre. Faisant le lien entre le ciel et la terre, ils s'adressent aux abeilles « pour les rassurer » : « Nous venons vous annoncer / Une triste nouvelle / Qui endeuille nos cœurs : L’hiver est mort. »
Le champ de laine (ignifugé, ça va de soi) est en fait un tapis de neige. Et la neige va fondre. Dans Bezperan, on sort de l'hiver, alors que dans la pièce précédente de Bilaka, iLaUna (1), on y entrait par un rite dansant sous la pleine lune. « Une triste nouvelle, l'hiver est mort » disent-ils dans Bezperan : C'est dire jusqu'où va, dans la montagne basque, le lien organique entre les hommes et la nature. Faire de la sortie de l'hiver une pensée douce pour la saison sans sève qui monte est peu commun.
De fait, iLaUNA et Bezperan ne forment pas moins qu'un diptyque centré autour de l'hiver et Bezperan donne à voir qu'au Pays Basque aussi, le réveil de la terre se fête par la danse. Mais ces rites ne sont pas sans risques. Du Sacre du printemps à Bezperan, l'épuisement fatal d’au moins un.e participant.e au rite est programmé.
Bilaka cependant évite de reprendre à son compte toute référence à la faucheuse. Ceux qui s'effondrent pour avoir trop dansé sont secourus par leurs camarades et se relèvent. Jusqu'à ce que l'une d'entre eux doive être portée par ses camarades telle une marionnette. Autrement dit, on danse en communauté, solidaire comme les abeilles. Et si sacrifice il y a, c'est que l'élue a elle-même choisi son sort.
Abeilles et makil dantza
Le chant en euskara n'est pas traduit sur le plateau, et c'est tant mieux. On profite bien mieux de la beauté de la langue basque en se laissant porter par la poésie de l’instant. Ensuite on a tout l’hiver pour lire la traduction fournie noir sur blanc et s'interroger sur cette adresse aux abeilles: « Nul besoin de votre cire dans la lumière du printemps. » Qu'est-ce à dire? Les abeilles fournissent la cire qui sert à embaumer les défunts. Et peut-être à enfermer l'hiver. Le printemps arrive et sur le plateau, la laine est vite dégagée. La nature se rebiffe, à gros coups de bâtons. Dans Bezperan, cette danse issue du carnaval devient une incessante machine à rythmes, par tours et par sauts, ne laissant pas une seule des seize mains sans sa batte en bois.
Ce tourbillon aux accents d'arts martiaux s'inspire de la makil dantza, pilier des Fêtes de Bayonne. Ici tout particulièrement, le bal se décline en ce que Bilaka appellent le « chiffre d'or de nombreuses danses basques », à savoir le huit - et donc à ne pas confondre avec le nombre d'or historique de Fibonacci. Le huit, pour pouvoir former deux groupes de quatre, comme pour un quadrille. Ou bien pour se diviser en quatre couples, comme pour une contredanse et faire jubiler sur un plateau contemporain les liens entre les danses de cour du XVIIIe siècle et le patrimoine populaire basque.
Jupes blanches et zinta dantza
Tout aussi important dans Bezperan est le travail sur la zinta dantza, rite joyeux pour fêter l'arrivée du printemps. Originellement, un groupe de jeunes filles danse en cercle autour d'un mât auquel sont fixés des rubans (dans les couleurs du Pays Basque bien sûr et faisant référence au cordon ombilical) et dessine, grâce à la répétition d'aller-retours pivotants, un tressage des rubans autour du mât.
Bilaka fait donc apparaître sur le blanc du plateau un énorme poteau. Mais le collectif transgresse les codes de multiples manières, par la mixité des genres comme grâce aux jupons blancs presque diaphanes pour femmes et hommes. Servie avec autant de délicatesse, la tradition vit très bien avec l'évolution des valeurs.
Bezperan (en français: le jour d'avant) offre, après un Gernika créé en collaboration avec Martin Harriague [lire notre critique] une nouvelle occasion de vivre Bilaka dans sa dimension musicale. Car dans le travail de ces Bayonnais, la musique tient autant de place que la danse, la tradition permettant naturellement ce que le collectif appelle sa transdisciplinarité. Ce qui n’est pas ici un vain mot galvaudé, d'autant plus que tous les danseurs sont aussi chanteurs, dans une belle référence contemporaine à la tradition.
Et comme le collectif Bilaka ne peut pas toujours tout réaliser lui-même, il fait appel aux talents de Daniel San Pedro pour la mise en scène. Ce Madrilène expatrié codirige la Compagnie des Petits Champs et s'est notamment illustré dans et autour de l'adaptation, avec Bruno Bouché, du roman On achève bien les chevaux [lire notre critique]. Il offre ici à Bezperan une sobriété et une clarté qui amènent justement cet esprit contemporain qui fait voyager la tradition basque jusqu'aux confins des hivers et printemps à venir, dans l'idée incarnée par le collectif Bilaka: « Au lieu de défendre une culture, mieux vaut la réinventer. »
Avec Bezperan, la réinvention n’est pas le but affirmé de la création pour la scène, mais le spectacle est à voir comme un laboratoire qui saura ouvrir de nouvelles voies pour que la tradition puisse épouser son époque. Bilaka œuvrent à cela dans les théâtres, mais aussi en créant des rendez-vous festifs publics, liés aux fêtes traditionnelles et portés par leur ouverture d’esprit.
Thomas Hahn
vu le 24 janvier 2024, Bayonne, Théâtre Michel Portal
(1) Au Théâtre de la Ville du 8 au 12 février 2025.
Distribution
Idée originale : Arthur Barat, Zibel Damestoy, Xabi Etcheverry & Daniel San Pedro
Mise en scène : Daniel San Pedro
Musique : Xabi Etcheverry
Chorégraphie : Arthur Barat, Zibel Damestoy, Ioritz Galarraga Capdequi & Oihan Indart
Bertsu : Maialen Lujanbio Zugasti
Regard extérieur à la danse : Martin Harriague
Danseurs : Izar Aizpuru Lopez, Arthur Barat, Zibel Damestoy, Ioritz Galarraga Capdequi, Oihan Indart, Ioar Labat Berrio, Maialen Marriezkurrena Artola, Aimar Odriozola Pellejero
Musiciens : Patxi Amulet, Xabi Etcheverry, Stéphane Garin, Paxkal Irigoyen
Scénographie : Camille Duchemin
Lumières : Alban Sauvé
Réalisation décor, accessoires : Annie Onchalo, Frédéric Vadé
En tournée
4 février Gradignan, Théâtre des Quatre Saisons
6 février TAP, Scène national de Grand Poitiers
19 févrierPau, Espaces Pluriels
21 février Barakkaldo (ES)
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