Balanchine, Goecke, Ratmansky par les Ballets de Monte-Carlo.
Une soirée très réussie en trois partie des Ballets de Monte-Carlo qui met en valeur la versatilité des interprètes et leur excellence technique.
La réussite de cette soirée en trois parties et trois chorégraphes fort différents, à savoir, George Balanchine, Alexei Ratmansky et Marco Goecke, vient peut-être d’une unité secrète, d’un thème non déclaré, si ce n’est dans la création de Ratmansky intitulée Wartime Elegy. Car chacune de ces pièces projette sur le plateau l’ombre d’une guerre. En effet, la musique des Quatre Tempéraments de Balanchine signée Paul Hindemith, a été composée alors que ce dernier fuyait le régime nazi, et La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg, bien que créé en 1902, a été arrangée pour orchestre à cordes par le musicien en 1916, et révisée en 1943. Un climat qui contamine toutes ces œuvres, et même Les Quatre Tempéraments de Balanchine, plutôt abstraits, mais dont les déhanchements et les décadrages, la vitesse et l’hyper virtuosité accompagnent une musique épineuse.
Galerie photo © Alice Blangero
Les danseurs et danseuses, simplement vêtus de leur tenue de travail, justaucorps noir et collant pâle pour les femmes, T-Shirt blanc et collant noir pour les hommes n’ont pas droit à l’erreur tant ils sont exposés. Et le chorégraphe américain ne leur fait pas de cadeau. Incroyablement difficile sur le plan de la rythmique, asymétrique puis à l'unisson de la musique, avec un découpage d'entrées et de sorties affolant, Mr B. tisse une chorégraphie classique très savamment distordue, enchâssant ou alternant emboîtés de bras, arabesques, spirales, cambrés, écartés, diagonales, biseaux avec une précision diabolique. Le tout avec ce swing très américain qui va rénover d’un coup, un vocabulaire quelque peu empesé et ouvrir la voie à Cunningham puis Forsythe, mais rappelle aussi, du passé, les audaces angulaires du Fils prodigue que Balanchine avait créé pour les Ballets russes, alors à Monte-Carlo en 1928-29. Les danseurs et danseuses des Ballets de Monte-Carlo, qui ont travaillé avec Patricia Neary, ancienne ballerine du New York City Ballet, particulièrement exigeante et perfectionniste, brillent particulièrement et arrivent à avoir cette qualité rare qui allie précision du mouvement et nonchalance du corps.
Galerie photo © Alice Blangero
Wartime Elegy d’Alexandre Ratmansky, créé en 2022 au Northwest Pacific Ballet en réponse au déclenchement de la guerre en Ukraine est une œuvre impressionnante. Bâtie en quatre parties, elle semble enserrer d’une sombre parenthèse deux danses folkloriques ukrainiennes remaniées et particulièrement enlevées, l’une d’hommes, l’autre de femmes. Les premier et dernier tableaux ont quelque chose d’élégiaque et très prenant sur les Quatre postludes pour piano et orchestre à cordes de Valentin Silvestrov.
Galerie photo © Alice Blangero
Il y a une alerte dans l’air, il plane un secret, une urgence. Les duos et solos sont nimbés d’inquiétude, les ensembles distillent une mélancolie, une tristesse et une angoisse dans leurs intrications et leurs étirements, leurs claudications et leurs hésitations. Soudain, tout cela est remplacé par des danses villageoises ukrainiennes, revues et corrigées sur des musiques traditionnelles, absolument époustouflantes, que les danseurs et danseuses des Ballets de Monte-Carlo interprètent avec une technique formidable, tout en virevoltes, en sauts, en rivoltades exceptionnels ! Mention spéciale à Lukas Simonetto, mais tous sont vraiment extraordinaires. Encadrés par ces deux volets dramatiques, la partie « ukrainienne » nous rappelle que le pays continue de se battre pour sa survie, et pour retrouver sa culture, en refusant la chappe de plomb qui la menace.
Galerie photo © Alice Blangero
Enfin, la création de Marco Goecke sur La Nuit transfigurée d’Arnold Schönberg est une œuvre curieuse mais qui propose un langage novateur, complexe, ravageur. Goecke semble ne s’embarrasser ni de la musique de Schönberg, ni du poème de Richard Dehmer qui la sous-tend, et raconte la difficile confession d’une femme révélant à son amant qu’elle attend un enfant d’un autre. Seule la lune qui se lève dans la nuit est conservée. La chorégraphie traduirait plutôt les mouvements de l’âme qui agite ces deux personnages, ou une façon d’affronter ses démons intérieurs, tant le corps semble bousculé de l’intérieur, submergé par des affects ou des pensées qui le désorganisent, je dirais volontiers, au sens littéral du mot ! Le chorégraphe demande à ses interprètes une façon de se désarticuler en articulant trop le mouvement, en se concentrant parfois sur les mouvements du visage, en entortillant des duos, le tout avec une connexion de chaque parcelle du corps invraisemblable. Il y a une vélocité, une ivresse, une promptitude de réponse de l’un à l’autre interprète affolante. Tout comme dans ce solo tout en extensions et en trémulations, en petits mouvements qui se déploient et finissent par évoquer de jeunes oisillons prêts à prendre leur envol. Les unissons étranges, empressés, déroutants, distillent une atmosphère électrique.
Galerie photo © Alice Blangero
Convulsive, spasmodique, la gestuelle impose un rythme fascinant. Ce sont les corps, qui finalement sont transfigurés – presque « transhumanisés » – par la chorégraphie de Goecke. Certes, ce genre d’effets de houle humaine, de groupes chaotiques mais indissolublement liés, d’entrelacements, sont plutôt prisés et très utilisés dans les chorégraphies actuelles, mais la particularité de Marco Goecke est sans doute de tenir le tout très serré, très cadré, tout en laissant dériver une multitude d’images possibles à partir de son écriture. Ce qui est assez bluffant ! À la fin de la pièce, une danseuse s’avance à l’avant-scène et dit : « je te quitte maintenant ». Comme si toutes ces gesticulations n’étaient que le reflet de la pensée qui l’obsède et dont le dénouement ne pouvait qu’advenir qu’à la fin de celle-ci.
L’Orchestre Philarmonique de Monte-Carlo dirigé par Jesko Sirven qui accompagne l’ensemble du programme met particulièrement en relief les partitions des trois compositeurs.
Galerie photo © Alice Blangero
Cette soirée, en tout cas, démontre pour qui ne le saurait pas déjà, l’excellence et la versatilité extrême des danseurs des Ballets de Monte-Carlo, capables de se risquer dans des ballets aussi divers et difficiles que ceux-là, avec une maestria incomparable. On ne peut que saluer ici le talent de Jean-Christophe Maillot pour avoir si bien nourri ses danseurs et danseuses de techniques et de vocabulaires divers et de haut niveau qu’ils arrivent à cette maîtrise unique de la danse – quelle qu’elle soit.
Agnès Izrine
Le 23 avril 2025, Grimaldi Forum, Monaco.
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