« Automnales / Nu perdu / La Griffe » de Christine Gérard par la Compagnie Gramma / Aurélie Berland
Remarquable programme que consacre Aurélie Berland, la chorégraphe intervenant ici en véritable Maîtresse de Ballet (directrice de compagnie, conceptrice, répétitrice, etc.), à Christine Gérard, qui outre une chorégraphe importante a été sa professeur de composition au Conservatoire (CNMDP). Deux pièces de 1986 (Automnales et Nu perdu), une de 1992 (La Griffe), un quatuor, deux solos, le tout pour un moment important. Mais plus encore…
Posons immédiatement le cadre, il faut aller voir ces trois pièces, parce que c'est formidablement dansé, formidablement composé, et que l'on passe un excellent moment. Donc, Christine Gérard est une grande chorégraphe et les quatre interprètes (Anne–Sophie Lancelin, Claire Malchrovicz, Carole Quettier et Aurélie Berland), réunies par cette dernière, sont impeccables ; ces pièces disent un état de la danse et de ses influences et sont simplement belles. Voilà qui est posé.
Maintenant, parlons d'autre chose. C'est une jolie petite anecdote postmoderne, de mémoire, de technique, de rigueur et d'histoire qui se cache derrière la naissance de ce programme.
Donc, il y a quelque temps, quoique superbe interprète, Aurélie Berland se sent trop exposée au plateau et aspire à un peu de distance ; elle souhaite retrouver cette protection que constitue, pour l'interprète, la composition. Elle en parle à Chloé Lejeune, professeur et diplômée en notation Laban, qui travaille sur la pédagogie de Christine Gérard qu' Aurélie connaît fort bien, ayant suivi l'enseignement de celle qui tint pendant près de vingt ans une classe au conservatoire supérieur de Paris (jusqu'en 2011). Automnales arrive à ce moment : Chloé Lejeune évoque l'existence de cette création pour la Biennale de Danse de Lyon 1986 (2d du nom) qui était consacrée à la danse expressionniste Allemande à l'occasion du centenaire de la naissance de Mary Wigman ; Aurélie Berland n'en trouve que le début, guère exploitable, sur Numéridanse, mais en parle à Christine Gérard. Ensemble, elles décident de recréer l'œuvre, la chorégraphe dispose d'une vidéo mais sans la fin ; la cassette a été transcodée – car les formats vidéos de l'époque supposent des lecteurs d'époque – et le travail commence… Mais en rangeant ses affaires, la chorégraphe Christine Gérard – à moins que cela soit Daniel Dobbels, les récits diffèrent – trouve une cassette vidéo qui comporte la fin. « Avec la bande son qui était complète, mais en assez mauvaise état, il y avait donc trois archives à exploiter, mais aucune complète, il a fallu combiner pour remonter l'œuvre » explique Aurélie Berland. Même les costumes posent question car si les robes existent toujours et que les interprètes d'aujourd'hui n'affichent pas des physionomies très différentes des danseuses de la création, les corps ont changés (voir un peu plus loin une tentative d'explication) et le tombé ne convient plus du tout. Il faut refaire les robes !
Mais surtout, à la fin de la seconde vidéo, Christine Gérard voit une danse. Une de ses œuvres dont elle ne se rappelait absolument pas. Aucun souvenir, sinon dans la liste de ses créations. Cela s'appelle donc le Nu perdu, évoquant un recueil du poète René Char publié en 1971 (mais la chorégraphe ne se souvient pas de ce lien) et c'était une commande de La Biennale du Val-de- Marne. Une vidéo, comme une bouteille à la mer. Une de ces possibilités offerte par la vidéo quand, au mi-temps des années 1980, les caméscopes ont commencé à se démocratiser et à entrer dans les studios. Ce n'est qu'en 1983 que Sony lance le caméscope grand public avec le modèle Betacam !
Jusqu'alors, l'image témoin tellement désirée ne pouvait être que photographique, avec cette fixité confrontée au mouvement, ou bien le cinéma, nécessairement lourd et couteux. Le format super-huit ne rencontra jamais d'écho dans les studios. Puis survint la vidéo et tout changea car sa légèreté logistique et l'absence de coût de développement, ce qui compensait largement la piètre qualité de l'image, fit soudain de cet instrument un outil de travail du chorégraphe, ce que la photo ne fut jamais. Il y a une vidéo de Nu perdu, seulement deux photos… Une révolution pour la mémoire permettant, dès 1986, à une pièce de survivre, même au souvenir de ses créateurs ! « J'ai rencontré pour la première fois le compositeur pour la première de ce programme, explique Christine Gérard, je ne l'avais jamais vu auparavant et lui ne se rappelle pas du tout m'avoir vue. Je pense que c'est Michel Caserta [le fondateur et directeur de la Biennale de 1979 à 2010] qui m'a confié la musique d’ Alain Marchal. Cela a été assez compliqué pour le retrouver, mais comme il travaille dans le cinéma, cela a été possible d'entrer en contact avec lui. »
La pièce est filmée en studio, en lumière « plein feu » et donc la définition de l'image est bonne et permet de travailler une pièce qui montre le recroquevillement et le déploiement du corps, ses changements d'orientation, et ses multiples tentatives de départ. « Nous avons donc travaillé avec Carole [Quettier], mais cela lui a demandé un effort énorme. D'abord, la pièce est créée sur parquet, donc tout est glissé. Mais sur un tapis, cela ne glisse pas du tout pareil ! Autre difficulté, à l'époque, j’étais très forte physiquement et Carole a dû faire de la musculation pour parvenir à interpréter certaines parties. Elle est très juste, mais les corps ont changé». Ce que la vidéo ne dit pas tient aussi dans ce changement qui traduit une vision différente de « l'entraînement du danseur » (d'où la question des robes ci-dessus)…
Après de telles aventures, pour La Griffe (1992) qui clôt le programme, tout est simple. En 1992, Châteauvallon avait commandé à quatre chorégraphes femmes leur autoportrait ; inspirée par le peintre «aktioniste» viennois Arnulf Reiner, Christine Gérard compose ce voyage vers la violence et une folie intime qui se résout. Anne-Sophie Lancelin propose de reprendre le solo en 2009. Elle est sidérante.
Mais il faudra faire la critique de ce spectacle. Noter combien Automnales, qui se réfère à Wigman, évoque Limon – lequel a justement fait l'objet en 2017 d'une création Pavane… [miniature et miroir] d'Aurélie Berland, partition palimpseste de The Moor’s Pavane de José Limon (1949) – souligner l'exceptionnelle précision des appuis de Carole Quettier et l'ahurissante présence d'Anne-Sophie Lancelin.
Mais maintenant que les pièces existent à nouveau, tout est ouvert !
Philippe Verrièle
Vu le 27 janvier 2025 au Théâtre du Garde Chasse aux Lilas, dans le cadre du festival Faits d'Hiver
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