Add new comment
« Undertainment » de William Forsythe et « Lisa » de Ioannis Mandafounis par le Dresden-Frankfurt Dance company
Cette compagnie d’excellence présentait deux œuvres, confrontant son directeur emblématique à l’actuel. Une réussite.
Pourquoi cet événement majeur pour la danse qu'est une pièce de Forsythe n'a pas fait d'écho, pas plus que la création 2024 du directeur de la Dresden-Frankfurt Dance Company, Ioannis Mandafounis, Prix Faust (genre de César Allemand) en 2024 ? Parce qu'il s'agit de deux pièces d'improvisation, quasi-oxymore, qui défient l'analyse. Mais qui constituent la meilleure démonstration de l'excellence d'une troupe exceptionnelle.

Paradoxe de prétendre étudier un programme présentant deux œuvres qui se posent comme deux improvisations, c'est à dire radicalement différentes d'une représentation à l'autre. La réponse la plus immédiate, consistant à poser qu'il ne faut pas en parler, ne tient pas, ne serait-ce que par la nature même des protagonistes. Peut-on passer sous silence la rencontre, savamment mise en œuvre, de l'ancien directeur de la Dresden/ Frankfurt Dance company et de l'actuel, a fortiori quand le premier se nomme William Forsythe et qu'il ne crée plus guère, tout en étant toujours l'un des plus incontournable génie de l'histoire moderne de la danse ?. Il ne viendrait pas à l'esprit d'un amateur de football de soutenir qu'il ne faut pas parler d'une rencontre Paris-Saint-Germain vs Real de Madrid sous prétexte qu'elle n'a lieu qu'une fois sous la forme présente et qu'elle sera différente la prochaine fois…
L'importance de l'événement défend que l'on passe le fait sous silence même si, en déjouant les présupposés qui constituent une « œuvre chorégraphique », les protagonistes s'ingénient à en déjouer les attentes. Et stratégie il y a bien, puisque rien n'obligeait à programmer, dans la même soirée deux improvisations, sauf à poser qu'il s'agit d'un hasard ce qui défie la vraisemblance ou postuler une rivalité ce qui frôlerait le ridicule.
Galerie photo © Dominok Mentzos
Le soupçon que tout cela résulte d'un choix délibéré s'avive à considérer qu'ouvrant les débats, Endertainment du ci-devant William Forsythe relève d'une forme d'improvisation conçue comme un dispositif ou une mécanique logique quand Lisa de Ioannis Mandafounis procède d'une logique de situation, demandant un investissement des danseurs dans un « drama » (une forme d'action) imprécis voire illisible, mais palpable. En somme la même différence qu'entre l'improvisation pensée sur la base d'un art de « cadrer » le hasard à la John Cage, versus celle pratiquée dans la Commedia Del Arte… Plus qu'un programme, donc, presque un manifeste.

Pas vraiment une surprise de voir William Forsythe dans ce registre qui tutoie le conceptuel et l'abstraction, construisant une véritable mécanique aléatoire mais parfaitement cohérente. Celui qui, dans Artifact (1984) proclamait : « Bienvenue à ce que vous croyez voir » n'a absolument pas renoncé à ce jeu subtil sur la nature du spectacle. Pour preuve, ce titre : la pièce s'intitule Undertainment et non, comme la graphie et la distraction peuvent le laisser croire, « entertainment » (Divertissement), ce qui oblige à une certaine contorsion linguistique si l'on veut aventurer une traduction. Ce mot valise, est composé de Under, ce qui sans conteste signifie « en dessous », et du morphème « tainment », présent évidemment dans entertainment, mais que l'on retrouve dans des termes comme info-tainment, edu-tainment que l'on peut traduire par « infodivertissement » pour l'une et « ludoéducatives » pour l'autre. Undertainment est donc un sous-divertissement ou ce qui est en dessous du divertissement, comme sous-bassement par exemple… Mais fidèle à la rubrique « chausse-trappe et ironie », le chorégraphe ne précise rien et les deux acceptions se valent.

Mais si l'on tient pour la traduction de sous-bassement du spectacle, alors ce jeu où un danseur pose une proposition gestuelle, produisant la réaction des autres, dans une manière de dialectique permanente de l'un et du multiple, peut être reçu comme une manière de résumer l'art chorégraphique. D'autant que la pièce est réellement « ouverte », s'il y avait douze danseurs, lors de la représentation suivante, il n'y en eu que huit, et le dossier en mentionne quatorze… « Bienvenue à ce que vous vous attendiez à voir » !
Pour Lisa, de Ioannis Mandafounis, le mot jeu prend tout son sens puisque si les éléments du système sont assez définis, il ne fixe qu'un cadre où rien n'est précisé. La musique, interprétée par un excellent pianiste donnant Les Préludes de Fauré, les costumes qui renvoient aux années 1930, jusqu'au poème d'Ossip Mandelstam, tout ouvre des perspectives narratives, mais comme les danseurs « choisissent individuellement leurs entrées et sorties de scène », ce qui à l'instant T paraissait un duo sentimental se voit bouleversé par le surgissement de tout un groupe… Reste que la pièce affiche une structure (en deux volets que distingue le son, musique au piano « live » versus bande-son jusqu'à la saturation insupportable), et une manière de clôture dans le désastre avec cette « pluie » de confettis noirs comme une neige tragique qui conclut. Pour autant, pas d'explication : les clefs de la fable, contrairement à la commedia Del Arte, ne nous sont pas partagés.
Mais ce qui ressemble bien à une démonstration touche à un but : mettre en valeur l'exceptionnelle qualité d'une compagnie hors du commun… Après son départ du Ballet de Francfort, Forsythe avait souhaité une compagnie plus légère qui était en implanté à la fois à Dresde et Francfort, résidant à la fois à Hellerau (l’historique centre d’art de Dresde) et au Bockenheimer Depot de Frankfurt. Lorsque Jacopo Godani en a pris la direction artistique en 2015, elle a été rebaptisée Compagnie de Danse Dresde-Francfort et Ioannis Mandafounis a suivi cette voie. Un groupe de danseurs dont chacun pourrait prétendre être soliste dans une autre troupe, aux physiques et aux qualités extrêmement différents et complémentaires : un ballet pour demain (pour reprendre le mot de Philippe Cohen feu directeur du ballet de Genève).
Et quel meilleur moyen d'en faire démonstration que cette leçon de danse pure que sont ces deux exercices d'improvisation de haute-volée ?
Philippe Verrièle
Vu le 20 septembre 2025, Maison de la Danse, dans le cadre de la Biennale de danse de Lyon.
Catégories:

















