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Un solo de Mohamed Toukabri au festival d'Avignon
Le solo signé Mohamed Toukabri au titre-fleuve –“Every-body-knows-what-tomorrow-brings-and-we-all-know-what-happened-yesterday” – n’a rien de l’évidence. Il affirme un territoire de complexités, de tensions non résolues, de filiations brouillées.
Dans un théâtre obscurci, une voix s’élève. Mécanique, « étrangère », sans visage. Elle parle arabe, puis anglais. Parfois, elle se tait. Les mots se projettent au mur, souvent sans traduction. D’emblée, Mohamed Toukabri ne cherche pas à plaire. Il ne caresse pas son public dans le sens de la compréhension. Il est un chemin cabossé. Un corps qui cherche. Entre Gaza, Lucinda Childs, le hip-hop, le néoclassique et le contemporain.

Mais ce qui frappe, c’est ce moment suspendu que la voix décrit avec précision : « C’est le début du début. Le pré-performance. L’inspiration tenue avant le saut. Le moment où le temps s’étire vers la fin. Où l’on souffre dans la direction de. » L’artiste nous place là, dans ce temps liminaire, ce seuil instable où quelque chose va advenir.
Corps multiple
Pour mémoire, ce danseur et chorégraphe belgo-tunisien, né à Tunis, a d’abord fait ses armes dans le breakdance, à 12 ans à peine. On retrouve encore aujourd’hui cette énergie souterraine, ce goût du contact avec le sol, À 16 ans, il quitte Tunis pour Paris. Puis viendra P.A.R.T.S., l’école de De Keersmaeker, qui lui ouvre les portes d’une carrière européenne : Babel de Sidi Larbi Cherkaoui et Damien Jalet en 2010, la Needcompany de Jan Lauwers entre 2013 et 2018, les projets de Cherkaoui encore, de Shell Shock, A Requiem of War à Nomad, ou bien Sacré Printemps! d’Aicha M’Barek et Hafiz Dhaou (2014). Ce parcours, on le devine, a nourri une curiosité insatiable et un désir de mélanger les registres sans hiérarchie. Avec The Upside Down Man (2018), son premier solo, Toukabri affirme son indépendance artistique. On y voit un corps multiple : parfois académique, presque classique, puis soudain brisé par une torsion hip-hop, ou emporté dans un geste brut, sans fioriture.
Trois ans plus tard, The Power (of) The Fragile frappe autrement, avec une simplicité désarmante. Inviter sa mère Latifa sur scène aurait pu tourner à l’exercice de style ou à la carte postale familiale. Mais non. Ce qui se joue entre eux dépasse la mise en scène : une main posée sur les yeux, un porté hésitant, un éclat de rire soudain. Ici, pas de recherche de performance, pas de surenchère de sens : seulement deux corps qui se racontent l’un l’autre, qui osent se montrer dans leur fragilité.

Une danse traversée
Au détour de son solo présenté en Avignon, il danse seul, mais jamais vraiment. Il est accompagné de voix, de souvenirs, de gestes empruntés, tordus, retournés. Parmi eux, la danse graphique et minimaliste de Lucinda Childs sur un sample de la bande son de l’opéra Einstein on the Beach, opéra en quatre actes créé en 1976 au Théâtre Municipal d’Avignon dans le cadre du Festival. Il est le fruit de la collaboration entre le metteur en scène Robert (Bob) Wilson qui décédera le 31 juillet de cette année, le compositeur Philip Glass et la chorégraphe Lucinda Childs. Plus loin le danseur et chorégraphe refigure le goût de la diagonale si chère à l’Américaine pour y suspendre sa chanson de gestes. Et se fige dos public alors que résonne l’un des éléments centraux du livret d’Einstein on the Beach, la répétition de séquences de chiffres — « one, two, three… eight… » — au service d’une atmosphère rythmique et visuelle, indissociable des lumières, de la musique et des gestes scéniques.

Archive vivante et dansante, l’homme parle, par le corps, d’héritage et de mémoire, avec une sincérité manifeste. Il tente de faire dialoguer le hip-hop de ses débuts, la danse contemporaine de ses formations européennes, les codes qu’on lui a imposés, les normes qu’il a digérées, et celles qu’il refuse encore. Ce solo est autant un manifeste qu’une énigme. « Je ne suis pas Mohammed. Je ne suis qu’un fou. Qu’une voix. Une présence sans récompense, sans fréquence. Douze mois à traverser le temps, les lieux, et vous », entend-t-on encore.
Galerie photo © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
Au début, on est saisi par la radicalité de la proposition. Le noir quasi complet, le corps à peine perceptible, les mots d’Essia Jaïbi qui dominent le plateau : on comprend que le chorégraphe veut effacer le possible narcissisme de la performance solo. Ce n’est pas « son » histoire, mais une traversée collective. Every body comme un appel : chaque corps porte des héritages, visibles ou silencieux. Chaque corps est un témoin.
Fragilisation
Mais à mesure que la lumière se fait, quelque chose se fragilise. L’intention politique, bien que louable, peine à trouver une forme pleinement incarnée. La danse de Mohammed Toukabri est belle – précise, fluide, élastique, pneumatique, traversée de tensions et de fulgurances.

Un foulard devient couronne, une capuche masque. Écho visuel à ces silhouettes de lutte, mais aussi à une mémoire en miettes. Les gestes glissent du hip-hop au ballet en passant par des citations théâtrales. Il faut, dit la voix, « ouvrir les ecchymoses et laisser sortir un peu de sang bleu pour leur montrer ». Cette phrase – répétée jusqu’à l’obsession – devient incantation, presque une litanie. Elle dit l’urgence à dévoiler, à exposer, à faire preuve.
Mais à force de vouloir tout dire – la colonisation, l’effacement, la résistance, la mémoire, l’intime, le politique – le propos se dilue. On reste parfois en surface, entre figure et démonstration.
Langue piège
La question du langage – omniprésente – devient paradoxalement un piège. La voix-off insiste : « This is not Mohamed ». Le refus de livrer un récit personnel clairement identifiable, la volonté d’échapper aux assignations, sont compréhensibles. Mais ils créent aussi une distance. Le spectateur, interpellé, parfois mis au défi, ne sait plus très bien où se situer.

Il entend : « Je ne suis pas Mohammed. Je suis juste une voix. Une présence sans récompense, sans fréquence. Je n’ai pas de réponses. Je suis là pour poser un doigt immatériel sur des questions collectives silencieuses. » Et pourtant, ce refus de se dire devient un dire en soi. Une stratégie de dérobade qui devient révélation.
Étude
Il y a pourtant, dans les instants où le corps se laisse aller à la danse pure – loin du texte, des projections, des effets – une force indéniable. Une phrase de break qui se fige en prière, une ondulation des bras comme une langue des signes oubliée, un regard qui traverse le vide… Ces fragments-là, lorsqu’ils s’affranchissent du commentaire, portent réellement cette mémoire chorégraphique que Toukabri évoque. Ils racontent ce qu’il n’est pas besoin d’expliquer. Mais trop souvent, le discours – aussi légitime soit-il – devient appuyé, là où la danse aurait pu suffire. La pièce gagnerait à s’accorder plus de silences, d’intervalles. À faire confiance au souffle.
Galerie photo © Christophe Raynaud de Lage / Festival d’Avignon
L’artiste, on le sent, est à la croisée des chemins. Ce solo n’est pas un aboutissement, mais une tentative. Et en cela, il est précieux. Il dit une fragilité, une quête, un refus de simplifier. Il dit aussi la difficulté d’être un corps entre les mondes – trop « arabe » ici, pas assez « occidental » là – et la volonté de faire de ce tiraillement une matière vivante. Reste peut-être à épurer. À creuser. À ne pas tout dire, mais à laisser voir. Car la danse, parfois, n’a besoin que d’un souffle pour se faire entendre.
Bertrand Tappolet
Vu le 19 juillet 2025 - 79e Festival d’Avignon - Les Hivernales CDCN
Distribution
Distribution
Concept et chorégraphie Mohamed Toukabri
Texte et voix Essia Jaïbi
Création sonore Annalena Fröhlich
Design graphique et animation Alyson Sillon
Dramaturgie Eva Blaute
Scénographie Stef Stessel
Conception de l’éclairage Stef Stessel en collaboration avec Matthieu Vergez
Régie générale Matthieu Vergez
Regard extérieur Radouan Mriziga
Costumes Magali Grégoir
Production Caravan Production (Bruxelles)
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