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Dançando com a Diferença à Chaillot et aux Abbesses
Marlene Montero Freitas, François Chaignaud et Tânia Carvalho ont été invités à créer avec la compagnie inclusive portugaise.
Sur l’île de Madère, il existe une compagnie de danse qui n’est pas comme les autres. Dançando com a Diferença est dirigée par Henrique Amoedo qui ne cesse d’inviter autrices et auteurs de la danse contemporaine à se rendre en cette périphérie de l‘Europe, île portugaise située face aux côtes sénégalaises. Ce territoire unique cultive sa différence avec l’Europe mais aussi celles entre ses plages ensoleillées et ses montagnes couvertes de forêts brumeuses.
Quant à Dançando com a Diferença, sa différence principale réside dans la condition de ses interprètes, un ensemble qui réunit des personnes « en situation de handicap ». Et à la différence d’autres compagnies dites « inclusives », celle-ci danse avec une multitude de « différences » – handicap physique, autisme, troubles moteurs, syndrome de Down ou autres – ce qui singularise chaque interprète et relativise le handicap. L’idée de diversité prend alors un sens plus fort encore que dans d’autres compagnies « inclusives ». Dans le travail de création aussi, la diversité va loin. Après avoir présenté en 2019 au CND Happy Island dirigé par La Ribot [Lire notre critique], la compagnie s’est de nouveau rendue à Paris, avec trois propositions, à Chaillot (Marlene Montero Freitas) et au Théâtre des Abbesses (François Chaignaud, Tânia Carvalho) .
Le défi de la « différence »
Rencontrer ces personnes et leur proposer un univers chorégraphique est une expérience unique pour chaque chorégraphe invité, qui par définition ne peut être un spécialiste ou un expert dans le domaine. C’est justement la prise de risque de ces première fois qui rend les rencontres si particulières. Mais il faut aussi vouloir se lancer vers un inconnu, à l’image des interprètes qui ne savent pas ce qui les attend. Le programme présenté marque bien cette différence. Carvalho avoue que l’invitation de travailler avec la troupe l’avait « un peu effrayée car je n’avais aucune expérience du travail inclusif ». Mais il faut bien commencer un jour… Chaignaud, lui, se dit plutôt intéressé par « l’invention de cadres de travail qui dépassent et transforment ma propre pratique. »
En créant Blasons avec la troupe de Madère, il répond à l’invitation de créer une première partie pour Doesdicon de Tânia Carvalho. Mais il fait bien plus que compléter une pièce existante. En invitant les interprètes avec leurs « différences » dans un jeu des regards entre eux et le public, Blasons va jusqu’à inverser la situation spectaculaire. L’un après l’autre, les membres de la troupe sont présents sur scène pendant que le public s’installe et attend que le spectacle commence, ne se rendant pas compte que c’est lui-même qui est mis en scène.
Blasons - Galerie photo © Laurent Philippe
Retournements
Chaignaud qui aime explorer histoire et littérature se réfère à la pratique des « blasons anatomiques » à la cour, au milieu du XVIe siècle. Où il s’agit pour les hommes d’écrire des poèmes à partir d’un regard certes flatteur mais très masculin et donc objectivant sur différentes parties du corps de la femme. « Je trouvais intéressant que ces artistes qui ont l’habitude d’être regardés, scrutés, moqués ou héroïsés – qui ont donc d’une certaine manière l’habitude d’être « blasonnés » – s’emparent de cette pratique, se la réapproprient et deviennent à leur tour auteurs et autrices de blasons », dit-il. D’où les carnets et stylos qu’ils sortent de leurs poches en regardant depuis le plateau les spectateurs assis dans la salle éclairée.
Et on les sent extrêmement libres, en redorant leur blason de la sorte, alors qu’en fond de scène, un paravent doré leur permet un jeu facétieux d’entrée et de sorties. Là, ils prennent le pouvoir de tout : de leurs corps, de la situation et du regard sur eux-mêmes. C’est eux qui commandent, c’est eux qui commentent. Par le fou rire, par le chant, par des gestes défiants en direction du public, en mimant des cris ou des vomissements… Leur unité fait leur force et chacun est libre de s’exprimer à sa manière. Dans leur tuniques noirs ils sont en même temps prêts à entrer dans l‘univers de Carvalho qui les embarque dans un des voyages nocturnes dont elle a le secret.
Entente cordiale
Chaignaud lui-même danse, en solo, pour les guider et les enchanter et bien sûr pour leur donner le temps de grimer leurs visages de blanc. La transition se fait aussi par le chant, même s’il est enregistré dans les deux pièces. Mais Chaignaud et Carvalho ayant des voix hors du commun et pratiquant l’art vocal, leurs univers communiquent aussi par cette corde sensible et vocale. L’association des deux dans un seul programme est de bon sens. On pourrait même imaginer Blasons comme un commentaire sarcastique, comme une révélation des individus qui ont fait ce corps collectif que Carvalho construit dans la pénombre.
Doesdicon est un beau travail formel qui doit autant à la rigueur d’Icosahedron (2011) qu’à la douce folie nocturne de son Onironauta. (2020). Le titre est ici une anagramme d’escondido : caché. Et alors qu’elle expliquait en amont qu’il s’agissait de braquer quelque projecteur sur des personnes que la société préfère cacher, la pièce avec son ambiance nocturne fait précisément cela, les transformant en des sortes de Petrouchka ou autres personnages automates. Forcément ils sont debout, ce qui exclut de la pièce la formidable Mariana Tembe, celle qui vit sans jambes mais entraîne dans Blasons toute la troupe dans une traversée du plateau, à même le sol.
Doesdicon - Galerie photo © Laurent Philippe
C’est toute la différence entre le travail de Chaignaud où tout part des interprètes et les créations de Carvalho et de Freitas, où tout part de l’univers des chorégraphes. Si Chaignaud fait un travail qui n’a rien en commun avec ses pièces précédentes, les deux Lisboètes collent la troupe et sa Diferença dans une architecture préexistante.
Guerre de Troie ?
Freitas surtout, qui reproduit la géométrie formelle de Mal – Embriaguez Divina, plaçant barres, podiums, lits, cubes et autres objets régulateurs dans un espace ultra-structuré, où l’on se pavane en arborant des uniformes fantaisistes. DansÔSS, elle prolonge l’univers très formel de Mal…,inspiré du roman Le Château de Kafka [Lire notre critique] comme les mouvements d’automates qui marquent sa pièce précédente, De marfim e carne – as estátuas também sofrem [Lire notre critique] et en reprend l’architecture spatiale rigoureuse et les uniformes.
ÔSS - Galerie photo © Laurent Philippe
Mais on cherche en vain le sens qu’il y aurait à inviter ces êtres à représenter sur le plateau les institutions militaires, judiciaires et autres dont ils sont en fait exclus. Dans ces circonstances, la Guerre de Troie où le bouillonnement intérieur hérité du carnaval capverdien – qui forgea une partie de l’univers de la chorégraphe – subvertit les instances de contrôle et fait craqueler la surface ne peut avoir lieu. Car ces interprètes-là ne représenteront jamais une surface mais toujours eux-mêmes. Leur refuser cette authenticité mène à l’échec. Forcément. La Guerre de Troie n’a pas eu lieu.
Thomas Hahn
Spectacles avec l’ensemble Dançando com a Diferença
Vus le 5 octobre 2022 (ÔSS de Marlene Montero Freitas, Chaillot Théâtre national de la danse, salle Firmin Gémier)
et le 12 octobre 2022 (Blasons de François Chaignaud ; Doesdicon de Tânia Carvalho, Théâtre des Abbesses)
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