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Quelle(s) danse(s) pour le monde après le confinement - vol. 3

La distanciation sociale met en avant un nouveau regard sur l’espace dansé, car Terpsichore a de vrais atouts à jouer dans le monde numérique !

La danse est l’un des secteurs d’activité les plus profondément bousculés par le confinement et la distanciation sociale. Elle aura besoin de toute la solidarité des tutelles et de toute la force d’invention des artistes chorégraphiques pour pouvoir rebondir après l’arrêt des tournées, festivals et répétitions pendant six mois, sinon plus. Certes, d’autres métiers subissent le même degré de pertes. Les cafés non bus, les cheveux non coupés, les muguets non offerts, les fraises non cueillies pendant le confinement ne seront jamais récupérés. Mais l’artiste chorégraphique, quoi qu’en pense Emmanuel Macron, n’est pas une entreprise. Quelle compagnie de danse sera sauvée par sa banque, elle-même soutenue par l’état en cas de crise ?

La technologie, solution et problème

Ce qui fait la force de la danse c’est qu’elle est la discipline la plus inventive et la plus « connectée » des arts de la scène. La crise actuelle lui offre la possibilité de l’affirmer, plus pertinemment que jamais. L’intelligence artificielle, le mapping, la réalité virtuelle, les écrans… Depuis longtemps, la technologie est déconfinée par rapport à la danse et sait jouer avec le corps, car celui-ci est graphique et peut passer du plus figuratif au plus abstrait, du plus matériel au plus virtuel.

Curieusement, ce ne sont pas les propositions les plus novatrices en matière de technologie qui peuvent le plus facilement échapper aux restrictions imposées par la distanciation sociale. Le formidable VR_I de Gilles Jobin, proposition interactive et participative en réalité virtuelle que nous ne savons même pas nommer – ni film, ni spectacle, ni performance – a dû être annulé à Chaillot, alors qu’il serait a priori facile de faire respecter les « gestes barrière » aux cinq personnes admises par séance.

Seulement, cette expérience oblige à passer les casques de réalité virtuelle aux suivants, et il faut donc pouvoir les désinfecter en étant certain de l’efficacité de l’opération, sans parler du risque d’endommager le matériel, du lavage des mains permanent.... De plus, les médiateurs doivent parfois intervenir auprès du public. Ce n’est pas pendant que l’épidémie bat son plein qu’on voudra prendre de tels risques. Le constat est le même pour Fugue VR de Yoann Bourgeois et Michel Reilhac [ notre critique] où les spectateurs participants se tiennent par la main. La réalité virtuelle ne dispense pas des gestes barrières qui continueront pendant un bon moment de limiter l’accès aux propositions participatives.

De nouveaux espaces pour la danse ?

Paradoxalement, certains spectacles présentés en salle et en configuration frontale, créés ces dernières années, semblent déjà tracer des voies vers des formes pouvant s’adresser à des spectateurs à domicile, à travers les écrans. Des formes donc qui pourraient parallèlement trouver leur public en salle et dans le monde entier, formes qui pourraient également permettre de réagir rapidement à une situation imposant la distanciation sociale et empêcher des annulations. Autrement dit, la danse a mieux à faire des écrans que d’enchaîner des prises de vue à domicile. Mais toutes les formes et esthétiques, toutes les images du corps ne s’y prêtent pas, loin de là. On constate par ailleurs qu’il s’agit surtout de solos, tout au plus de duos, et qu’il convient d’interroger l’image du corps et l’approche de l’espace choisis.

Stereo de Liz Santoro et Pierre Godard, en collaboration avec Cynthia Koppe, à été donné au Théâtre de la Bastille, début mars 2020, comme l’un des derniers spectacles pouvant encore se dérouler sans restrictions ni distanciation sociale. Et pourtant, et alors que rien ne présageait la pandémie, Stereo fait un pas intéressant vers un nouveau monde chorégraphique et ses possibles. Face au public, la pièce se présente comme un solo, mais elle se déploie dans un espace virtuel puisque Santoro, seule en scène, réagit à la présence de Cynthia Koppe, invisible et pourtant une partenaire intervenant en direct. Koppe écrit un texte qui est projeté sur scène. Mais elle intervenait depuis New York, en direct live et on entendait les klaxons des voitures dans la rue. Voitures new-yorkaises, et non parisiennes !

Le texte en question n’est pas une improvisation. Il repose sur la transcription d’une conversation spontanée entre les deux femmes, filmée par Pierre Godard à l’insu de Santoro, laquelle raconte son expérience dans un cours de hip-hop et les réflexions, sur la danse, les danseurs et sa propre identité, que cette expérience déclenchait en elle. Et c’est Koppe qui renvoie la transcription à Santoro. Rien n’empêcherait par ailleurs Santoro et Godard de projeter une vidéo enregistrée. S’ils préfèrent le live transatlantique, c’est que le sens de Stereo se révèle justement dans la création d’un espace à la fois réel et virtuel, dans la fusion du lien et de la distance. La relation entre deux personnes si proches mais spatialement distanciées au maximum, reflète parfaitement l’ambiance du confinement et les enjeux d’un monde soumis à la distanciation sociale.

Galerie photo : Laurent Philippe

En salle, comme à l’écran ?

Créé en 2019, Stereo pose des questions que Santoro et Godard expriment comme suit: « Quel lien établir entre des corps distants ? Quel médium choisir pour quel message ? Et quel espace habiter dans une disfluence ? Nous cherchons à savoir ce que le volume d’une seule personne peut contenir, à mesurer la distance qui nous sépare de nous-même, à mettre le regard face à la responsabilité et la jouissance de son choix. »

En même temps, l’espacement réel entre Paris et New York remet le plateau du théâtre à sa place. L’espace scénique ne signifie plus le monde, il n’en est plus le centre qu’il a l’habitude d’occuper, le temps de la représentation. C’est la dimension parallèle et virtuelle entre Paris et New York qui devient l’espace même dans lequel se déploie Stereo. En salle, le public se trouve comme traversé par la liaison entre Santoro, en face, et Koppe dont la présence passe par la régie. Mais cette configuration possède tous les atouts pour devenir triangulaire, en ajoutant l’écran du spectateur à domicile.

Galerie photo : Laurent Philippe

Il est d’autant plus facile d’imaginer Stereo en version streaming que par la mécanique de sa gestuelle, Santoro apparaît telle une cyber-danseuse. Aussi la présence de l’interprète à l’écran produit un effet de réel paradoxal, car quelque chose de la fragilité d’une œuvre chorégraphique donnée sur scène cède la place à une stabilité ressentie. Autrement dit, tout sonne juste. Aussi la distanciation n’enlève rien à l’émotion du spectateur. De l’œuvre pour la salle qui intègre l’espace virtuel à l’œuvre transmise live en streaming, il n’y a qu’un pas. A franchir.

Le Japon en première ligne ?

Une nouvelle convention théâtrale de l’ère numérique pourrait aujourd’hui se chorégraphier sous nos yeux, à partir d’univers artistiques où l’humain interagit avec un environnement technologique. Des pionniers comme Magali et Didier Mulleras ou Nadine et Norbert Corsino ont ouvert la voie à d’autres comme Jonah Bokaer pour concevoir des modules aussi graphiques que chorégraphiques, dans l’idée d‘un jeu interactif  à télécharger, conçu directement pour nos petits écrans, sans passer par la boîte noire du théâtre. La navigation chorégraphique comme alternative au jeu sur sur smartphone, branche jusque-là très limitée, gagnera-t-elle en importance ? Et sera-ce au détriment des artistes se produisant en live ? Pas forcément. Un renforcement du spectacle vivant par la diffusion en streaming est tout à fait imaginable, et ce avant tout pour les créations d’un certain nombre de chorégraphes ayant fait du numérique leur cheval de bataille. Est-ce étonnant si le Japon y participe pleinement ?

Chez Hiroaki Umeda, qui dit de lui-même qu’il est un artiste visuel plutôt que chorégraphique, le corps est souvent poussé aux limites de sa présence naturelle et physique. C’est excitant sur scène, mais fonctionne tout aussi bien comme image à l’écran, grâce à la qualité graphique extraordinaire des projections qui sont sa signature si personnelle, et questionnent le corps et son équilibre. L’image n’y écrase pas le corps, elle le met en état de vertige. Umeda est comme emporté par les séismes graphiques et se fond dans les vagues. Son corps devient dessin, se dissout parfois, revient à une présence charnelle et terrestre, et disparaît à nouveau dans les flux graphiques. Et tout cela l’amène à redéfinir l’espace scénique, ses dimensions et sa réalité. Quand le corps sur scène est aussi irréel et amorphe, les enjeux sont au moins aussi graphiques que charnels et l’écran plat devient leur territoire naturel.

Galerie photo : Laurent Philippe

En dialogue avec l’intelligence artificielle

A la Maison de la Culture du Japon à Paris (MCJP), on a pu voir, en octobre 2019, Israel Galván interagir avec une intelligence artificielle [ notre critique]. Développée par les ingénieurs de l’institut japonais YCAM de Yamaguchi, spécialisé dans les relations entre art et nouvelles technologies, cette entité numérique répond aux pas du danseur et fait bouger un certain nombre d’objets connectés placés dans l’espace scénique. Chaussures de flamenco ou robots bricolés et un brin farfelus, ces robots ont leur propre zapateado. Le modèle d’IA a été nourri de la rythmique spécifique de Galván mais l’informaticien Nao Tokui, présent pendant la performance, introduit un facteur aléatoire qui donne à l’IA plus ou moins de liberté dans la réponse aux pas de Galván. Ce facteur varie en intensité pendant le live, selon l’inspiration de Tokui, et l’IA  crée et donc plus ou moins de surprises et de défis pour  Galván.

Israel & イスラエル (Israel & Israel) a certes été présenté devant un public et dans un espace scénique matériel. Mais l’essentiel se joue à l’intérieur d’un modèle informatique placé dans un ensemble de processeurs graphiques. Que ceux-ce se trouvent dans la salle ou à l’autre bout du monde, la réponse se transmet à travers un équipement et des câbles informatiques qui transmettent les impulsions aux objets. Galván est ici engagé dans un processus de recherche sur la relation entre l’humain et l’IA, et sa performance n’a pas pour but de séduire un public d’aficionados. Israel & イスラエル est un méta-flamenco dont l’intérêt se situe dans l’interaction entre le visible et l’invisible, et donc dans un espace immatériel, lequel peut aussi bien couvrir la distance entre le plateau et la régie de la MCJP qu’un espace planétaire. Ni Galván, ni Tokui, ni les objets connectés ni le public doivent impérativement se trouver dans la même salle. Une seule limite: Le décalage horaire

En France, nous suivons depuis longtemps Adrien M & Claire B (c’est eux qui ont enchanté Pixel de Mourad Merzouki) qui développent des spectacles interactifs avec différents univers numériques, comme dans leur nouvelle production, Acqua Alta. Où ils n’ont pas les pieds dans l’eau (comme les Vénitiens, par exemple), mais nagent dans une mer de pixels qui réagissent à leurs mouvements. Face à la scène, le public les regarde à travers un écran, derrière lequel Satchie Noro et Dimitri Hatton interprètent une jolie histoire, s’engageant dans un dialogue, joyeux ou dramatique, avec les projections interactives. Et on n’a aucune difficulté à imaginer le public à domicile, face à l’écran, suivre l’aventure comme un dessin animé.

Car le constat est le même que pour Liz Santoro et Hiroaki Umeda: Une gestuelle très articulée et volontariste restitue autant d‘émotions pour le spectateur isolé qu’en s’adressant à un public en salle. Mais redisons le: Il s’agit ici de formes très spécifiques. Aucun ballet, ni la vaste majorité des créations en danse contemporaine, cirque chorégraphique ou autres spectacles de flamenco, de performances etc. ne peuvent se passer d’échanges directs et vibrants avec le public.

Thomas Hahn

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