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Jean-Christophe Maillot – 20 ans à Monaco (4)
4- 20 ans, le bilan
Au final, avez-vous des regrets ?
À un moment à Tours, je me suis dit que je n’avais pas l’outil adéquat pour l’écriture que je défendais. Du coup, j’ai tout laissé et tout a disparu. Mais je ne suis pas triste, car j’ai beaucoup de souvenirs. Et j’aime de temps en temps me rappeler d’une chose tout à fait oubliée, ce sont les 40 ou 50 chorégraphies que j’avais faites pour les opéras et les opérettes. C’était une école incroyable, et une époque à laquelle je repense avec beaucoup de tendresse et d’amour.
Je n’ai jamais noté aucun de mes ballets, car j’avais le sentiment que mon travail n’était pas fondamental pour l’histoire de la danse. Je ne pense d’ailleurs pas qu’il faille se souvenir de tout à tout prix. Je suis plutôt dans le partage immédiat. Même si, bien sûr, je ne suis pas étranger au souci d’une forme de postérité. Et récemment en allant à Cannes voir l’école j’ai découvert que Paola Cantalupo avait remonté un de mes ballets Recto-Verso (1997) qui avait été noté en choréologie par une étudiante qui devait finir son diplôme. Et je dois avouer que j’ai été formidablement surpris d’abord par la précision avec laquelle cette pièce avait été remontée. Tout à coup, je me suis dit que j’avais été idiot de ne pas avoir été attentif plus tôt à cette question. Je ne sais pas à quoi ça servirait, mais j’ai vingt pièces créées à Tours dont je n’ai plus la moindre trace. Pas de vidéo. Pas de décors. Tout a disparu. Ça ne m’a pas causé trop de problème puisque j’ai en grande partie fait en couleurs à Monaco ce que j’avais fait en noir et blanc à Tours. Et ça m’amuse de voir que ce Roméo et Juliette qui tourne partout dans le monde, avait été présenté dans sa version première au Théâtre de la Ville (1986) avec la particularité que l’on connaît (une version intitulée Juliette et Roméo montée en flash-back qui faisait la part belle aux femmes, sur une création musicale de Michel Beuret, décors et costumes de Jean Maillot). En fait, si ce n’est la musique de Prokofiev sur laquelle j’ai finalement repris le ballet, la structure dramaturgique créée à Tours n’a pas bougé.
Si vous considérez vos trente ans de carrière, quel bilan en tirez-vous ?
J’ai le sentiment d’avoir mené de beaux combats et de ne les avoir jamais lâchés. J’ai également l’impression que certains combats n’ont peut-être pas été gagnés au moment où il le fallait et qu’ils sont devenus peut-être inutiles, ou hors-sujet. J’ai la chance d’avoir trois enfants et de les regarder vivre et comprendre les choses, je parle beaucoup avec eux comme mon père parlait beaucoup avec moi. Et je me rappelle précisément un moment extrêmement fort où j’ai senti que mon père, que j’admirais plus que tout, avait intellectuellement raison mais sur la forme, il était dépassé. Et c’est à cela que je réfléchis le plus actuellement : ce moment où par tendresse, ou par peur de heurter, on entre dans cette phase où soudain, l’on devient hors-sujet.
Heureusement, je me suis toujours imposé la saine obligation de regarder ce qui se passe autour de moi. Car cela m’oblige à m’interroger. Je m’interroge sur François Chaignaud, ou sur David Wampach, comme sur tout ce que je vois qui me déconcerte. À la fois, je comprends parfaitement d’où ça vient et pourquoi c’est là, et j’admire simplement et sincèrement le fait que la danse continue à avancer, et de l’autre côté, je ne peux pas faire l’impasse totale de mes connaissances, de mon parcours, de ma mémoire.
Cette réflexion n’est-elle pas dictée par l’histoire même de la danse contemporaine en France ? Il est vrai qu’elle a été toujours pensée en terme de rupture, quitte à faire l’impasse sur certaines filiations, ou à ignorer purement et simplement ce qui précédait…
Parfois je me trouve dans certaines situations où la conversation ne peut même pas commencer. Il y a un tel abîme au niveau de la culture chorégraphique, de l’histoire de la danse ou de l’art. C’est même assez étonnant. Pour certains, la danse commence dans les années 90 ! Mais, ce qui est plus ennuyeux, c’est que ça constitue une sorte d’ensemble avec un certain type de journalistes, de programmateurs et de chorégraphes qui, eux aussi, ont dû naître à la compréhension des choses dans les années 90. Du coup, le décalage devient tellement énorme que l’échange ne peut avoir lieu.
Du coup, les questions « qu’est-ce que je cherche encore à défendre ? » et finalement « à quoi je crois ? » reviennent sur le tapis. J’ai toujours été à la lisière entre deux mondes comme le souligne la phrase de Rosella Hightower qui aimait dire de moi que « ma vie n’était qu’une union des opposés ». Cela a toujours été ma particularité et mon problème. Je n’ai jamais voulu et je ne veux pas être classé ni du côté « nouvelle droite » ni être perçu comme « rénovateur des danses académiques ». Je trouve ce type de discours et de personnes tellement réactionnaires qu’ils m’insupportent. Et de l’autre, je n’ai pas non plus envie d’être cette espèce de dernier wagon de la danse contemporaine. J’ai longtemps cru et voulu croire que l’on pourrait justement « raccrocher les wagons » et que cette opposition ou ce fossé entre technique classique/contemporaine pourrait – peut-être non pas se combler, mais s’amenuiser. En fait non. On ne pourra jamais comparer un danseur de formation classique à un danseur contemporain. Ce n’est pas le même monde, la même exigence, le même type de demande, ou d’implication. Bref, ce n’est pas le même travail. Ce n’est pas le même type de corps et encore moins de pensée. Et quand je regarde aujourd’hui ma compagnie, je me dis qu’elle est assez idéale pour cette forme de fusion. Le problème, c’est qu’ayant obtenu ce type d’hybridation, je m’aperçois que j’ai dû sacrifier les deux extrêmes.
Comment imaginez-vous la suite ?
En ce moment, je réfléchis à la vie d’après. C’est probablement lié au fait que, vivant avec Bernice Coppieters qui traverse cette période extrêmement douloureuse pour tout danseur de savoir à quel moment mettre un terme à sa carrière, ça m’incite à me poser également cette question. S’arrêter avant qu’il ne soit trop tard ? Qu’est-ce que ça signifie ? Parallèlement, il m’est très difficile de m’imaginer ne plus être chorégraphe. L’angoisse est là. Voilà 30 ans, et même 40 ans si j’y ajoute mes études puisque j’ai commencé à l’âge de sept ans, que j’entends le piano me dicter le début de ma journée, et 40 ans que je partage mon quotidien avec le monde de la danse. Je pense souvent à Maurice Béjart. La dernière fois que nous l’avons vu Bernice et moi c’est quand il lui a transmis le Boléro. Il avait du mal à marcher. On sentait vraiment une souffrance physique énorme. Mais je le voyais se lever au moment du cours. Ça le faisait se mettre debout de simplement regarder les danseurs prendre le cours. Et je me disais, c’est sa vie et finalement, il n’y a pas tant de gens dont c’est vraiment la vie, la danse. Bien sûr, par moments on a l’impression d’arriver à saturation et on se demande : « faudrait-il passer à autre chose ? » « Est-il souhaitable d’avoir une autre vie ? ». Mais sincèrement, ce qui m’interpelle vraiment c’est comment des chorégraphes peuvent un jour décider de s’arrêter.
Propos recueillis par Agnès Izrine