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Pantxika Telleria et Stephen Shropshire au Temps d’Aimer
A Biarritz, la création de Pantxika Telleria et un pas de deux sans fard ont amené la tradition au plus près de la nature humaine.
Pantxika Telleria et Stephen Shropshire sont deux chorégraphes on ne peut plus différents. Telleria, originaire de Saint-Jean-de-Luz, a construit son identité sur la côte basque, face à un public très fidèle. Elle parle l’euskadi et dialogue avec la tradition chorégraphique basque dans un esprit très contemporain, sans être connue au-delà de sa région.
Stephen Shropshire est tout aussi inconnu à Paris, mais pour des raisons inverses. Diplômé de la Jullliard School de New York, l’Américain fait partie de ces chorégraphes nomades qui évoluent dans un système d’accueil qui lui ouvre les portes des compagnies classiques, de la Nouvelle-Zélande au Danemark, du Royaume-Uni aux Pays-Bas.
La programmation de Thierry Malandain au Temps d’Aimer a voulu que les deux se suivent au cours d’une soirée du festival, à Biarritz, se répondant sur leurs façons respectives de transfigurer une forme traditionnelle et d’en briser les règles formelles, dans la recherche d’une vérité humaine qui se dévoile avec d’autant plus d’acuité que la chorégraphie est libérée de toutes obligations narratives interposées.
Deux approches de la déconstruction
Telleria part des branles qu’elle connaît depuis son enfance, et des Mutxikos (sauts basques). Mais seul un public local et donc initié saura ici en identifier les traces. Pour le spectateur de danse universel, les petits sauts sur deux pieds, les déséquilibres, les portés et bien sûr les costumes renvoient tantôt au ballet, tantôt à l’univers de Merce Cunningham. Tout le processus de déconstruction a eu lieu en amont. Chez Shropshire il est, au contraire, mis en scène. L’architecture du couple se dévoile à partir d’un pas de deux rebondissant sur une écriture lyrique, comme chez un Neumeier ou un Balanchine.
Ainsi abordée, une tradition n’empêche pas la modernité de se manifester. Au contraire, elle la rend possible et inspire, par un jeu de distanciation, un regard précis sur le monde actuel. De la danse basque au pas de deux classique, la création Artha de la compagnie Elirale (fondée et dirigée par Telleria) et le duo We are nowhere else but here de Stephen Shropshire affichent à ce sujet une entente cordiale, malgré tout ce qui différencie leurs auteurs. Mais au fond, La Haye et Saint-Jean-de-Luz partagent une même côte, atlantique.
Une longue marche sur fond marin
Telleria consacre sa pièce au « droit de partir ». Non au droit de rester ou à celui d’arriver, qui relèvent de la migration, mais au droit de décider de vivre sa vie, hors d’un groupe, d’un couple ou d’une tradition, justement. Artha commence par une longue marche, dans une pénombre accentuant leur solitude collective.
Galerie photo © Stephane Bellocq
Les cinq danseurs portent des académiques bleus identiques qui évoquent l’eau, la nage, le monde sous-marin. Avec ses ralentis, ses évocations végétales, sa cohésion moléculaire, son calme des grands fonds Artha est une pièce océanique, inspirée de la baie de Saint-Jean-de-Luz: L’océan relie autant qu’il sépare, et celui ou celle qui reste sur place pour voir l’autre partir, est renvoyé.e à son absence de vision et de désir d’ailleurs.
Un ailleurs chorégraphique
Autour du lien affirmé entre la danse, la nage et la marche, Artha cherche activement un ailleurs chorégraphique. La rigueur du geste et des académiques n’empêche ici en rien l’émotion de résonner et de remplir l’espace, la fluidité du mouvement trahissant une douleur existentielle. Mais le droit de partir, c’est aussi le droit de conserver des liens qui s’affirme ici dans une plénitude dansée, tout en parlant d’inassouvissement et du besoin d’échapper à quelque chose.
Que les corps se rejoignent comme pour une Ronde à la Matisse ou qu’ils jaillissent verticalement, telles de flammes, ils sont emplis de cette énergie du départ qui est celle d’aller vers l’autre. Et l’épure formelle résiste à tous les déchirements, soulignant à quel point fusion et déchirement ne sont que deux facettes d’un même désir.
Etre ici et nulle part ailleurs
C’est ainsi qu’on pourrait résumer également We are nowhere else but here de Stephen Shropshire, interprété par la française Aimée Lagrange (au parcours très international) et le Finlandais Jussi Nousiainen. Créé en février 2017 au Korzo Theater de La Haye, ce pas de deux met à nu la relation entre deux personnes, dans un effort de sincérité, ici encore souligné par la nudité absolue des murs du Théâtre du Casino de Biarritz qui dévoilaient chaque tuyau, chaque trappe.
Défis, résistances, violence sous-jacente, envies de prendre le large... Des tas d’efforts donc, tantôt doux tantôt brusques, de retenir l’autre... Et quelques pas de tango qui lorgnent ici et là, à travers les vestiges d’une tradition académique. Pendant longtemps, Lagrange et Nousiainen se tiennent par les mains et par les bras, laissant s’exprimer des énergies assez rock’n’roll. Et puis, les derniers masques se mettent à tomber quand un effort physique de l’un ou de l’autre n’est pas forcément couronné de succès. Car il n’est pas toujours facile de monter sur les épaules de quelqu’un! Ce que les deux assument sans hésiter.
Galerie photo © Stephane Bellocq
Le couple et la passion
Et la Française de porter le corps de ce Finlandais pourtant bien baraqué, pour le déposer tel un blessé. Et de répéter cette marche métaphorique au sentiment tragique, pour s’épuiser chaque fois davantage. Il y a du Camus dans l’air de ce duo, qui ne permet aucun doute: La relation à l’autre est un effort infini, constamment voué à l’échec, et pourtant indispensable pour se sentir vivre.
Ce pas de deux, véritable histoire d’une passion - dans tous les sens du terme - se donne dans une justesse fondamentale de chaque geste, faisant de la vérité philosophique celle de chacun des deux interprètes. Aussi ce duo porte-t-il à son paroxysme ce qui est amorcé dans Artha: Une évocation de l’énergie d’aller vers l’autre, et du déchirement inhérent à toute relation fusionnelle, éphémère et donc à recommencer éternellement, comme la danse elle-même.
Thomas Hahn
Le Temps d’Aimer, Biarritz, Théâtres du Colisée et du Casino, le 11 septembre 2018
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