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« Bestie di Scena » d'Emma Dante

Emma Dante metteuse en scène, présente le meilleur spectacle de danse d'Avignon In.

Ça commence – une fois l’échauffement passé – par une tarentelle endiablée. Cette danse de l’Italie du Sud censée éviter la folie que produit la morsure de la tarentule (bête de scène originelle ?) est aussi difficile qu’épuisante. Et les acteurs d’Emma Dante s’y livrent longtemps tout en finissant par compter les temps (jusqu’à dix) pour garder le rythme. Peu à peu, la danse se fait marche et, comme si la folie avait vraiment gagné ce groupe de seize individus, les voilà qui se déshabillent progressivement.

Et comme dans la bible, ils « connurent qu’ils étaient nus » et cachent maladroitement leurs attributs sexuels respectifs, non pas d’une feuille de figuier mais de leurs mains. Comme une évidence, les corps des acteurs sont ceux des spectateurs : toutes les morphologies et tous les âges sont représentés, mais curieusement, on ne ressent pas l’effet « casting » qui veillerait à prélever des échantillons dans la population. D’une certaine façon, Emma Dante, c’est l’anti Tragédie d’Olivier Dubois créé aussi à Avignon où la nudité se voulait heureuse, conquérante, performative sinon performante. Là, en front de scène, apparaît au contraire une humanité démunie qui va devoir se reconstruire et qui, pour faire l’homme va devoir faire la bête. Mais d’abord ils sont coincés, empêtrés dans cette pudeur qui les contraint à l’immobilité et interdits par le regard des autres. D’une certaine façon, toute la question d’être en scène, comme d’être au monde est résumée là.

Comment s’extraire de cette problématique, de cette intégration du regard de l’autre et devenir libre malgré lui. Sur le plateau, ça se traduit par des objets qui apparaissent et demandent une réponse. D’abord un jerricane d’eau. Très vite, tout le monde comprend qu’il va falloir être solidaire pour boire tout en restant digne. Et en file, les mains des uns cachent les sexes des autres, tandis que l’on se passe le bidon. Mais des chutes d’objets de plus en plus hétéroclites va mettre la solidarité à l’épreuve de la liberté individuelle. Poupée qui parle, pétards, épée, voile, boîtes à musique, sont autant d’agent tentateurs qui ciblent telle ou telle folie intime, tels ou tels rôles sociaux bien ou mal intégrés. Au fond, c’est bien de l’identification à sa fonction ou à un personnage que naît le chaos. De l’homme guerrier à celui qui singe le singe, de la danseuse classique bien conditionnée qui se livre à des fouettés dès que la musique retentit à celle qui doit séduire en dansant, de ceux qui suivent un ballon dès qu’il rebondit, à ceux qui s’empoignent… comme des bêtes.

Dans cet Eden de supermarché, on est parfois puni et il faut réparer ses outrances.  Alors tombent des cintres des serpillères pour une séquence très pascalienne de je pense donc j’essuie, ou des balais à la recherche de corps. L’humour et la dérision sont partout présents, mais ne recouvrent pas tout le spectacle. Bestie di Scena est surtout une pièce sur le désir et les désirs, des plus ineptes et imposés par la société aux plus nécessaires et aux plus refoulés. Ainsi l’humanité est-elle épinglée dans ses ambivalences, ses faux-semblants, sa quête d’un soi présentable ou pas. Mais ce jeu infini entre la vérité et l’apparence n’est-il pas l’essence même du théâtre – qu’il soit dramatique ou parfois chorégraphique, et des bêtes de scène qui s’y produisent ?

Et tandis que les vêtements pleuvent sur le plateau, les acteurs/danseurs reviennent face à nous, débarassés de toute honte et nous rappellent avec Luigi Pirandello (cité par Emma Dante) qu’ « aucun de nous n’est dans le corps que les autres voient mais dans l’âme qui parle on ne sait d’où ; personne ne peut le savoir ; apparence parmi les apparences. »

Agnès Izrine

Le 19 juillet, Gymnase Aubanel, Festival d'Avignon 2017

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