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Biarritz : le Temps d'aimer les grands écarts

Triomphe ambigu du Teatro fisico avant sa montée sur Paris. Ou gravité politique de Samuel Mathieu. A Biarritz, la danse dit un peu de tout.

A l'hôtel à l'heure du petit déjeuner, Hermes Gaido, Alfonso Baron et Luciano Rosso n'ont que peu dormi. Le train les attend, qui les mettra à pied d'oeuvre pour trois semaines de représentations au Théâtre du Rond-Point à Paris. Entre le jus d'orange et le croissant, ils sont ravis de brandir le selfie qui témoigne de leur folle nuit en boîte à Biarritz. Avec encore « une quantité de nouveaux amis ! » se réjouissent-ils. On dirait presque encore des ados. Pourtant, voici déjà huit années qu'ils tournent leur seul et même spectacle, Un poyo rojo, incapables d'être plus précis que « plus de mille dates au compteur ». Pourquoi renoncer à un spectacle qui gagne ? A peine commencent-ils à se lasser un peu de passer six mois chaque année en voyage. Jusqu'aujourd'hui, tout s'est déroulé au-delà de leurs rêves.

 
A Biarritz, au second soir du festival Le temps d'aimer la danse, l'équipe du Teatro fisico entamait une nouvelle saison européenne de soixante-quatorze dates. Hermes est le metteur en scène du duo phénomène qu'interprètent Alfonso et Luciano. Il continue de suivre toutes les tournées : « En fait, notre répétition quotidienne se fait sur scène, en présence du public ». Pour sûr, les deux comédiens danseurs y montrent tempérament et abattage hors du commun. S'ils savent tirer sur les ficelles, faire mijoter le revenez-y, ils balancent aussi sur scène de grandes rasades de générosité, tout à un plaisir de jouer un spectacle qui n'a ainsi guère pris de rides, respirant la fraîcheur de l'improvisation de situations.
 
Cette équipe vient de Buenos Aires (Argentine). On suppose que leur feu d'artifice, baroque et burlesque, de trouvailles, d'essais, de clins d'oeil, de prouesses, de gags, de mimiques, d'embardées, de lublies ludiques, tient à pareilles origines. De même une rage décomplexée à faire feu de tout bois, bricoler comme ça vient, se débrouiller pour faire magie, et rire, et acrobatie. « En Argentine, on fait le spectacle avant de savoir sur quel budget on pourra compter » précisent-ils. Couronnés d'un succès planétaire, les trois du Teatro fisico comptent parmi les rares artistes argentins à vivre exclusivement de leurs prestations scéniques.

Alfonso est ancien rugbyman, et praticien de sports extrêmes. Luciano est plus rattaché à une culture gay alternative de cabaret. A Buenos Aires, ils continuent d'être considérés comme plutôt expérimentaux, en articulant les ressorts du spectacle populaire et quelques visées critiques avancées sur le terrain des questions de genre. Un poyo rojo est l'histoire d'un premier baiser. Entre deux hommes. Le cadre : un vestiaire sportif. Les usages : un suraffichage des arguments virils ; pectoraux et mécaniques. La dynamique : les glissements, retournements, rapprochements, qui ouvrent les failles de l'ambiguité homosensuelle.

Le premier coup d'oeil dans les rues de Biarritz, si évidemment acquises à la lecture du Figaro, laisse à envisager une ville d'élection pour les organisateurs de la Manif pour tous. Comment donc s'expliquer le triomphe absolu qu'y a remporté Un poyo rojo ? Ou bien les artistes du Teatro fisico savent se faire terriblement efficaces dans leur exposé gay friendly. Ou bien ils sont suffisamment ambigus pour flatter un peu toutes les sensibilités. Il y a de ceci et de cela dans Un poyo rojo. D'une part un furieux talent à viser juste pour décaper la cuirasse des virilités démonstratives. D'autre part la facilité à jouer sur les clichés qui font rire aussi de l'effémination, si ce n'est même de la pratique masculine de la danse. A ces jeux de la dérision, un rien agaçants quand ils le cèdent à l'esquive, force est de dresser le constat d'un humour superbement échevelé, qui fait sans doute du bien par les temps qui courent.

Thierry Malandain, directeur artistique du Temps d'aimer la danse, avait titré "La fraternité du grand écart", son éditorial présentant sa programmation, eclectique à l'extrême. A peine vingt-quatre heures après Un poyo rojo, ce sont les temps qui pèsent, que le chorégraphe Samuel Mathieu avait décidé de ne surtout pas esquiver, dans sa pièce au titre terrible d'Assassins. Intellectuellement très charpentée, sa note d'intention en réfère au souvenir de La table verte. Dans les années 30, cette pièce de Kurt Joos désignait crument les fauteurs de guerre occupés à corrompre la société allemande. Samuel Mathieu explique aussi comment il a conduit un processus de résidences au contact physique de populations qui, en Europe, portent la mémoire de rudes confrontations à l'oppression (dont les Basques d'Espagne). Enfin il a pris le parti, rare, d'impliquer sur le plateau cinq interprètes qui sont par ailleurs eux-mêmes chorégraphes.

 

Il nous faut avouer qu'on avait eu la paresse de ne pas prendre connaissance de toutes ces données avant d'assister à la représentation d'Assassins. Sans rien trop savoir de ses intentions, on a alors été marqué par un ballet incessant de huit tables sur le plateau, ré-agencées selon les configurations les plus diverses. On y a trouvé un gigantesque travail plasticien de métamorphoses du volume du plateau, sur-ligné par l'horizontalité des plateaux de tables. Autour de quoi, des corps ignorants de toute facilité, afféterie ou décoration, appliquent une théorie tournante de la gravité. Gravité dans le lien au sol, gravité dans le sens puisé au monde. Assassins ne compte pas parmi les pièces légères qui traversent les plateaux comme en blaguant.

Entre Un poyo rojo et Assassins, on fut heureux de retrouver Eva Yerbabuena dans sa pièce Aparencias. Cette danseuse de flamenco avance dans la maturité, et cela se solde aussi en terme de gravité, finalement d'épaisseur de corps. C'est heureux, quand cette plénitude contraste avec l'incandescence sinueuse de ses membres supérieurs, acérés mais voluptueux jusqu'au bout des ongles. Hélas, Eva Yerbabuena a aussi des intentions de chorégraphe. Elle a réuni une imposante équipe de chanteurs et danseurs pour ces Aparencias qu'on craint de devoir entendre aux deux sens du terme. Car sa composition ignore tout sens de l'ellipse, et sa scénographie lumineuse est un stress qui exacerbe la tendance à sculpter les furieux corps masculins, transformés en geysers de transpiration jusqu'à frôler des figures de Chippendales convertis au zapateado (certes d'un niveau technique éblouissant).

Parfois le mot "écart" frôle celui d"égarement".

Gérard Mayen

Un poyo rojo, du Teatro fisico, jusqu'au 8 octobre au Théâtre du Rond-Point (Paris). www.theatredurondpoint.fr
 

Le Temps d'Aimer la Danse

 

 

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