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Soirée Lidberg/Horecna/Verbruggen à Monte Carlo

En invitant trois jeunes chorégraphes à créer avec les Ballets de Monte Carlo, Jean-Christophe Maillot fait preuve d'un sens artistique remarquable. Car deux d'entre eux sont, en ce moment même, sur le point de s'imposer à travers l'Europe. Et bien sûr ce genre d'invitations se déclare longuement en amont, et la révélation de Jeroen Verbruggen et Natalia Horecna comme futurs chorégraphes majeurs est toute récente.

En ce qui concerne Verbruggen, il faut dire que Maillot y est pour quelque chose, ayant donné au jeune chorégraphe flamand, longtemps danseur des Ballets de Monte Carlo, la possibilité d'y créer sa toute première pièce, Kill Bambi, déjà rafraîchissante mais encore un brin brouillonne. C'était il y a trois ans tout juste. Et on vient d'admirer, sans réserve, son époustouflant Casse-noisette pour le Grand Ballet de Genève, créé en novembre 2014 où Verbruggen a remarquablement su structurer ses ardeurs de Sturm & Drang.

Jeroen Verbruggen (si la Licorne avait des jambes...)

En revenant à Monte Carlo pour créer True and False Unicorn, en retrouvant certains des interprètes de Kill Bambi, Verbruggen replonge dans son exubérance initiale. Entre les paillettes d'un palais-grotte plein de mystères, la pièce perd quelque peu la tête en plongeant dans ses propres fantasmes. Mais ce sont là des égarements tout à fait compréhensibles.

Nulle part ailleurs de jeunes chorégraphes peuvent trouver de tels moyens de production, même pour des pièces d'environ trente minutes qui seront peu amenées à tourner. C'est une tradition qui fait de Monte Carlo un lieu unique du paysage chorégraphique, d'autant plus que Maillot s'avère être drôlement sûr dans ses choix.

Les images très chargées de True and False Unicorn révèlent à quel point Verbruggen se situe dans la lignée artistique du baroque flamand ou d'Hieronymus Bosch. Fasciné par la mythologie animalière, le jeune prodige partage bien des interrogations et fascinations avec Jan Fabre, mais les applique au ballet. En s'affairant autour de la Licorne, il n'hésite pas à ajouter des notes de revue.

La Licorne valant promesse d'érotisme, de pouvoir et de virginité, il consacre une partie du spectacle à Elisabeth 1er, la "Reine Vierge" d'Angeleterre, qui construisait son propre mythe autour de la créature de légende. L'esthétique élisabéthaine se mélange avec celle de Broadway, dans une hypertrophie visuelle assommante.

Quelque part, que ce soit à l'intérieur des images ou dans l'orchestration de leur suite, il fallait faire des choix plus structurants. En suivant les dix danseurs formant une sorte de corps de ballet (ici appelé Unicornucopia) et les six personnages principaux (la vraie Licorne et la fausse, la Reine Vierge, la Vierge, Sigmund Freud et l'Impératrice morte), l'œil du spectateur est amené à filtrer.

Un focus se propose, et il se construit autour de l'unique partie du corps que le danseur puisse opposer à la corne mythique : sa jambe. La chorégraphie met en exergue toute son étendue, de la hanche aux pointes, souvent de façon presque anatomique. C'est moins raffiné que chez Edouard Lock, mais tout aussi chargé et efficace.

Reste que si Verbruggen s'est laissé déborder par le flots d'images qui se créent dans sa tête, il montre de nouveau à quel point les années passés aux Ballets de Monte Carlo lui ont permis, en tant que fin observateur, d'apprendre à gérer un ensemble de danseurs et de créer des enchaînements stupéfiants. En supposant que les ardeurs superflues se calment avec le temps, on peut prédire à Verbruggen une belle lancée sous les cieux du ballet contemporain.    

Natalia Horcena, un théâtre de la vie qui résiste

Natalia Horecna est née à Bratislava et vit à Amsterdam. Elle a dansé entre autres au NDT pour Kylian. Elle a créé des pièces pour la Staatsoper de Vienne, le NDT, le Ballet de Hambourg de John Neumeier ou le Ballet national de Finlande. Comme Verbruggen, elle pratique un style exhubérant et aime le grotesque. Comme chez Verbruggen, c'est tout un héritage culturel qui irrigue son travail. Mais comme Bratislava se trouve à l'Est, l'univers d'Horecna ne tourne pas autour de mystères et de troubles. A l'Est on aime à disséquer, philosophiquement, la question du sens pour dessiner des visions de l'absurde.

"Tales Absurd, Fatalistic Visions Predominate" de Natalia Horecna © Alice Blangero

On ne peut pas dire que la construction de la pièce d'Horecna, Tales Absurd, Fatalistic Visions Predominate est simple dans sa construction. Un homme vit des situations loufoques et fantaisistes. Il broie du noir mais tente de développer une attitude plus optimiste envers la vie. Et ces conflits intérieurs lui coûtent presque tout. Sur scène, rien que des humains pur jus, avec tous leurs délires. Dans la tempête de ses désirs, le personnage central (Alvaro Prieto) n'affronte pas seulement sa femme (Mimoza Koike) et leurs alter ego respectifs (April Ball et Bruno Roque), mais aussi l'ange (Mi Deng) et la séduction mise en jeu par la mort (Anna Blackwell). Avec les quatre infirmières et les quatre Roses noires, on balance entre le dramatique et le burlesque, le poétique et le tragique.

Le scénario est donc des plus complexes, et se lit tel une œuvre littéraire allégorique d'Europe centrale, qu'on y songe à Daniil Harms ou à l'épopée faustienne, le tout revu par des accents de Kurt Weill, de cabaret ou d'Hollywood, voire de Jarry. Dans sa théâtralité, Horecna offre aux danseurs une gamme largissime de modes d'expression, de techniques de danse et d'interprétations psychologiques. Chacun y révèle sa personnalité et crée un contact direct avec le public.

Cette vérité de l'interprète qui croise celle du personnage, en mettant la technique de danse et de jeu au service d'une quête de sens, fait la force de Horecna, primée aux Taglioni Awards de 2014 en tant que meilleure jeune chorégraphe femme en Europe.

Pontus Lidberg, ou le pessimisme bien tempéré

Ce chorégraphe suédois est lui aussi un nomade, un électron libre qui crée pour une brochette impressionnante de compagnies de premier plan en Europe et en Asie. Il ne faut pas se fier au conservatisme chorégraphique des premiers tableaux de sa création Summer's Winter Shadow. L'ambiance bucolique ne durera pas, l'insouciance se transforme en horreur. Les extraits de Schubert volent en éclats sous l'impulsion des sons électroniques. Le regard sur les grues dans le ciel (sculptures en papier de Lidberg qui signe aussi les décors et les costumes) change, et les oiseaux apparaissent soudainement comme des avions de guerre.

Lidberg dit vouloir simplement parler du fait que "toute belle journée possède ses zones d'ombres et sa nuit", mais les menaces dans le ciel, les scènes de séparation douloureuses et des tableaux dansés en bleu ouvrier parlent un langage plus tragique, avant que la légèreté ne finisse par reprendre le dessus. Tout compte fait, la pièce de Lidberg est la plus classique des trois, autant par son scénario et son titre que par le vocabulaire chorégraphique et le style, très néoclassique. C'est joli à regarder, mais ne remue pas grand-chose.

Dans l'ensemble, la soirée eut bien plus d'impact que la plupart des créations chorégraphiques au Festival d'Avignon, alors que la soirée des BMC eut lieu en même temps que le rendez-vous dans la Cité des Papes. Ce qui fait qu’on ne peut s'empêcher de penser qu'un Olivier Py trouverait ici exactement l'univers qui correspond à son propre style en tant que metteur en scène, et qu'au lieu de réduire toujours plus la danse au Festival, on pourrait aussi y inscrire d'autres approches, d'autres univers, plus savoureux, comme ceux de Verbruggen et Horecna. Certes, ils feraient débat, mais au moins finirait-on de s'ennuyer avec la programmation chorégraphique du In à Avignon.

Thomas Hahn

Soirée Lidberg/Horecna/Verbruggen

Ballets de Monte Carlo, 16-19 juillet 2015

 

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