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Une « Carmen » multiculturelle signée Galván

150 ans après la création de l’œuvre de Georges Bizet, Israel Galván en livre une version traversée par sa danse, une chanteuse flamenca très contemporaine (María Marín) et un chœur masculin de chanteurs-hurleurs finlandais (les Mieskouro Huutajat). Il n’allait pas faire une Carmen  de plus, avait laissé entendre le Sévillan. C’est peut-être même une Carmen  en moins, une Carmen  en creux, un cabaret franco-andalou où Galván se permet des audaces musicales et dansées dont il a le secret. Alors, est-ce Galván qui fait ici éclater la famille artistique de Bizet ou est-ce la Gitane elle-même, forte de son désir de liberté qui fait exploser le carcan du XIXe siècle ?

Ils n’y vont pas par quatre chemins et attaquent d’emblée par la missive clé de Carmen, sur la habanera composée par Bizet : « Et si je t’aime, prends garde à toi ! » Mais il pourrait aussi bien s’agir d’un message signé Galván à l’œuvre du compositeur. Car le bailaor  a renouvelé, à la Philharmonie de Paris, la forme de l’opéra-comique dans une version conçue spécialement pour la Salle Pierre Boulez. Un rhizome de saynètes plutôt qu’une narration, de la danse plutôt que des dialogues parlés. Et surtout, des dialogues dansés entre Galván lui-même et les personnages. Car du début à la fin de cette Carmen, la situation spectaculaire est un véritable personnage et Galván dialogue littéralement avec la guitariste-chanteuse, l’orchestre, les trois chanteurs lyriques et un chœur, dans un flamenco scéniquement et artistiquement tout-terrain.

Sur quel terrain nous amène-t-il ? Cette Carmen est un puzzle, un patchwork, une paëlla artistique aux ingrédients parfois inattendus. Si Galván est un sevillano  véritable, Carmen  est née d’un imaginaire érotisant par son exotisme. Ecrivain parisien, compositeur parisiens, stéréotypes andalous jetés en pâture à un public avide de fantasmes. Aussi Galván a ici décidé de relever un défi particulièrement tortueux. Comment la Séville d’aujourd’hui peut-elle s’emparer d’un regard aussi lourd, aussi pesant, aussi parisien ? Comment le désir de liberté de cette Carmen d’origine française peut-elle encore défier voire stupéfier le public d’une capitale qui porte en elle la conscience d’en avoir vu d’autres, de Jeanne d’Arc à Joséphine Baker, en passant par Olympe de Gouges et Louise Michel ?

Cabaret lyrique

Galván, toujours plus audacieux et imprévisible, toujours plus créateur musical à travers et autour de sa danse, travaille de plus en plus dans une logique musicale, jusqu’à concevoir cette Carmen  comme un cabaret où se succèdent et parfois se croisent le symphonique (orchestre Divertimento, direction : Zahia Ziouani), la guitare et le chant flamenco de María Marín, la puissance brute des Mieskouro Huutajat et la danse de Galván, aussi surréelle que satirique. Jamais Galván n’avait abordé une écriture aussi complexe et éclatée, même pas dans L’Amour sorcier, où il aborda pour la première fois une œuvre du répertoire chanté [notre critique].

Face à Bizet, le bailaor  se laisse traverser par l’histoire et ses personnages, mais ceux-ci lui apparaissent en ordre dispersé et en désordre fragmentaire. Galván est Don José, et c’est ce qu’on attend d’un bailaor. Il est Escamillo, et c’est ce qu’on attend d’un Sévillan. Il est Carmen, et c’est ce qu’on attend du Galván actuel qui développe de pièce en pièce un flamenco de moins en moins genré. Et puis, il fait ce qu’on n’attendait pas, car il devient aussi : le taureau !

Le zapateado épouse le battement du cœur, Galván se découvre quelques traits shamaniques, et face à la mort il danse tel le corbeau de mauvais augure, une grosse plume noire à la main. On pense à Bartabas sur son cheval noir alors que les genoux de Galván se mettent à trembler. La mort rode…

Galerie Photo © Laurent Philippe

Sauvage et comme animé par Tex Avery, le danseur improbable se met à quatre pattes pour mourir à la place de Carmen, agitant ses grandes cornes dans une forme de sacrifice qui évoque en creux la scène finale : « Je ne veux pas raconter la mort de Carmen, ici on n’a pas besoin de voir comment ils la tuent », dit-il. Et Galván de mourir pour que Carmen puisse vivre.

La gitane en trois versions

Il faut voir Galván arriver pour ses vignettes chorégraphiques, toujours plus farfelues, son corps parfois désarticulé, quand il danse en se mettant à genoux, en glissant au sol, en trainant des pieds, en galopant. Il danse tous les rôles, à commencer par celui de la cheffe d’orchestre, parodiant un vocabulaire codifié en le tirant vers le flamenco. Change de casquette et d’épaulettes, enfile un voile noir, se coiffe d’une fleur blanche, déplie son éventail et joue des castagnettes. Fantôme de Carmen, Galván trolle l’imaginaire du XIXe siècle et invite la musique flamenca d’aujourd’hui.

« J’ai compris que je pouvais interpréter  Carmen d’une manière différente et que cela me permettrait de me découvrir un nouveau corps », dit-il. Ce corps nouveau se rapproche souvent de la caricature, dans le sens du genre artistique éponyme. A bien y regarder, sa danse n’est ici pas sans effets comiques, comme elle l’est aussi ailleurs, dans ses créations, dont son duo avec Marlene Montero Freitas, le formidable RI TE  [notre critique]. « On ne peut pas danser sans avoir le sens de l’humour », déclare-t-il à propos de cette Carmen. Et plus encore : « Je n’aperçois de tragédie nulle part, car nous n’expliquons pas le livret, nous reflétons une Carmen libre. » Ne pas montrer l’assassinat, est-ce éviter la tragédie ?

María Marín chante « Je suis la Carmen d’une Espagne populaire, pas celle de Mérimée ». Face à elle, Deepa Johnny, la mezzo-soprano, porte une robe à paillettes dans laquelle elle chante passablement. Mais en entonnant son « Je brave tout, même le ciel », cette Carmen-là semble vouloir embarquer l’ouvrière andalouse vers les beaux quartiers haussmaniens. Prestance comparable pour ses partenaires de chant, ce qui fait que l’opéra apparaît ici sous sa forme la plus classique. Vive le XIXe siècle ! Mais voilà encore ce Galván, en Carmen de temps à autre, qui ne cesse d’interrompre ce retour au passé par ses danses qui semblent arriver tout droit d’un futur incertain. Car aucun flamenco n’a jamais ressemblé à celui-ci, même pas chez le chef de file de la mouvance Sévillane. Et c’est beau de le voir défier les conventions au cœur d’un édifice conçu par Jean Nouvel.

On cherche une Carmen…

Arrive le moment où le bailaor  endosse son rôle ultime, quand Galván se transforme en… Israel Galván ! Serait-ce son plus beau rôle dans ce cocktail des arts ? Le plus sobre, assurément. Il tombe la chemise et arrive en t-shirt, dansant un instant comme dans La Edad de Oro, non sans dialoguer par son rythme et son geste avec le chant de María Marín. Et celle-ci de lui lancer : « Va passer devant l’école, voir s’il n’y a pas une danseuse qui peut faire Carmen ! » Alors, y a-t-il une Carmen dans la salle ? Evidemment, et c’est encore Galván, vu que Marín va bientôt l’apostropher : « Le dos droit ! » Seulement, s’adresse-t-elle à Galván, à Carmen ou à la danseuse nouvellement dénichée pour le rôle ? Il y aura toujours une nouvelle Carmen pour revendiquer sa liberté et celle des autres…

Galerie Photo © Laurent Philippe

Pendant ce temps, on attend toujours l’apparition des vingt-cinq chanteurs-hurleurs finlandais, annoncés en point d’orgue. Un chœur pour Carmen  ! Il n’y a pas de chœur chez Bizet, on n’en a pas besoin dans un opéra-comique. Car si chœur il y a, dans le sens dramatique, c’est qu’il y a tragédie. Les Mieskouro Huutajat sont ici le chœur, le peuple, le public dans l’arène, les témoins d’une ultime corrida humaine dont Carmen est la victime. Depuis le début on les guette et on ne les aperçoit nulle part. Où se cachent-ils ? Mystère. Sont-ils restés en Finlande pour devenir l’Arlésienne de la soirée, comme si Galván voulait dévier vers un autre Bizet ?

Pas par pas, Carmen va vers son destin, et toujours aucune trace des Mieskouro Huutajat. Ont-ils raté leur avion ? Le suspense devenant insoutenable, ils sortent enfin de l’ombre, sur la galerie juste au-dessus du plateau. Un coup de maître. Comment l’arbre Galván, fort de ses ramifications musculaires, musicales et carméniennes, a-t-il ainsi pu cacher la forêt finlandaise jusqu’au bout ? Enfin visibles, ils résument l’histoire en éructant les mots-clés autour de l’amour et de la liberté. Carmen revendique la sienne, et Galván ouvre les chemins de la liberté à l’œuvre de Bizet. Ici, Carmen  sort des conventions avec qui elle veut, au gré des ses rencontres artistiques. Face à ces pérégrinations, on se pince. Et on se ressaisit : Non, ce qui peut parfois paraître incongru est en fait parfaitement cohérent. Carmen est là pour n’en faire qu’à sa tête. Et c’est bien.

Thomas Hahn
Vu le 1er novembre 2025, Philharmonie de Paris, Salle Pierre Boulez (avec le Théâtre de la Ville et La Villette)

Carmen d’Israel Galván
Extraits de Carmen de Georges Bizet et musique flamenca.
Israel Galván : conception, danse
Zahia Ziouani : direction Orchestre Divertimento
Chant : Deepa Johnny, Carmen ; Robert Lewis, Don José ; Jean- Christophe Lanièce, Escamillo
María Marín : guitare & voix flamenca
Mieskuoro Huutajat Oulu : choeur
Petri Sirviö : chef de choeur
Dramaturgie : Charles Chemin
Costumes : Micol Notarianni
Maquillage : Chema Noci
Conseiller musical : Miguel Álvarez-Fernández
Lumières : Valentin Donaire

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