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Zoom sur « Ivan Le Terrible » au cinéma

Sylvie-Jacq Mioche, historienne de la danse, nous livre, en plus de sa critique, une fine analyse du ballet, créé au Bolchoï en 1975.

Bien avant Le Seigneur des anneaux et Game of thrones, l’Ivan le Terrible de Youri Grigorovitch, dès 1975, avait misé sur l’épopée. Approchant la cinquantaine, en place depuis plus de dix ans au Bolchoi, maître d’une troupe riche en talents d’exception, bénéficiant en outre d’un temps de genèse exceptionnellement long — plus de dix huit mois —, le chorégraphe était dans une situation idéale pour accomplir une œuvre de maturité. Il tire le livret de la biographie d’un personnage fondamental dans l’Histoire russe, Ivan IV (1530-1584), et, bien qu’il réfute l’idée de s’être inspiré du film d’Eisenstein, il en reprend pour une bonne part, la partition de Prokofiev.

Galerie Photo : Damir Yusupov

Le succès du ballet, lors des tournées du Bolchoi ainsi que lors des représentations qu’en donna l’Opéra de Paris (1976, 2003) fut immédiat, sans doute en raison de l’exotisme du sujet et de sa forme. En France, en effet, le problème des genres compatibles avec l’art chorégraphique fait débat dès le XVIIIe siècle, ce dont les textes de Noverre témoignent. Cependant, on débat sur l’opposition entre comédie et tragédie, pas sur la question d’un ballet historique. Il y a même une certaine répulsion du public français envers ces thématiques.

Galerie Photo : Damir Yusupov

En 1807, dans Corinne ou L’Italie, Mme de Staêl caricature la réaction méprisante du spectateur français devant un spectacle italien, dont elle pense, elle, qu’il est excellent : « J’ai vu Gengis-Khan, mis en ballet, tout couvert d’hermine, tout revêtu de beaux sentiments, car il cédait sa couronne à l’enfant du roi qu’il avait vaincu, et l’élevait en l’air sur un pied ; nouvelle façon d’établir un monarque sur le trône. J’ai aussi vu le dévouement de Curtius, ballet en trois actes avec tous les divertissements. Curtius, habillé en berger d’Arcadie, dansait longtemps avec sa maîtresse avant de monter sur un véritable cheval au milieu du théâtre, et de s’élancer ainsi dans un gouffre de feu fait avec du satin jaune et du papier doré, ce qui lui donnait beaucoup plus l’apparence d’un surtout de dessert que d’un abîme. Enfin, j’ai vu tout l’abrégé de l’histoire romaine en ballet, depuis Romulus jusqu’à César. »

Galerie Photo : Damir Yusupov

Quelques années plus tard, en 1822, lorsque Jean-Pierre Aumer présenta à l’Opéra Alfred le Grand,  qui racontait les conflits entre les Saxons et les Danois dans une Angleterre  du Moyen-Âge, la critique ironisa sur le fait qu’ après des ballets historiques, on aurait bientôt des ballets philosophiques. Sans doute ces goûts tiennent-ils à plusieurs facteurs, dont le premier est que le ballet à Paris  possède d’évidence une identité française de par son origine. Point n’est besoin de lui faire raconter notre histoire. Ce n’est pas le cas en Russie, et, au moment où l’art chorégraphique se développe à Saint-Pétersbourg, à côté d’ouvrages importés des capitales occidentales, on ressent le besoin d’en donner d’autres propres au génie national. Ainsi, Ivan Valberkh (1766-1819) qui avait dansé dans Le Gouvernement du Prince Oleg (1791), produit-il, lors du conflit avec Napoléon, L’Amour de la patrie (1812),  et surtout, en 1814, Le Triomphe de la Russie ou les Russes à Paris. Plus tard, Didelot évoque les luttes hongroises contre les Habsbourg ou les victoires des Russes sur les Caucasiens en transposant le poème de Pouchkine, Le Prisonnier du Caucase. Cette veine décline ensuite dans la danse, mais la thématique est reprise dans l’opéra, avec Boris Godounov de Moussorgski, par exemple, en 1869. L’ère soviétique la remet à la mode. En 1975, année de création d’Ivan le Terrible, on venait de voir récemment deux créations épiques : Yaroslavna de Vinogradov à Leningrad et Le Tsar Boris de Boiartchikov.

Galerie Photo : Damir Yusupov

L’aventure épique se décline au masculin, et le livret d’Ivan n’y déroge pas. Certes, les femmes y figurent, mais en position secondaire. Femmes du peuple dans des mouvements choraux, allégories de la victoire ou de la mort, anges armés, épouses de Boyards. Se détache la figure d’Anastasia, référence à la réalité historique, indispensable à l’intrigue, puisque son assassinat amplifie la folie despotique du tsar. Encore tient-elle son développement à la personnalité de sa première interprète, Natalia Bessmertnova, épouse du chorégraphe, tragédienne, capable de se désincarner jusqu’à l’évanescence, ce qui avait fait d’elle l’une des plus grandes Giselle de son temps. La scène d’apparition de la crypte lui doit sans doute sa poésie macabre et déchirante.

Bien qu’en 1976, Grigorovitch ait expliqué que le véritable héros du ballet était le peuple, la réalité est bien différente. Les scènes de groupes sont banales et stéréotypées, et, à l’exception de la bataille contre les Tatares, elles laissent peu de souvenirs. La réalité est que tout repose sur Ivan. Plus malléable qu’il n’y paraît, le rôle peut se teinter de couleurs différentes selon la personnalité qui l’incarne, ce qui rend la comparaison entre les interprètes un peu vaine dès qu’il s’agit de monstres sacrés, le Vassiliev d’hier (Vladimir), celui d’aujourd’hui (Ivan), Irek Moukhamedov, et, plus proches de nous, Cyril Atanassof, Jean Guizerix, Charles Jude, Nicolas Le Riche.

Mikhail Lobukhin, l’interprète de la retransmission du 19 avril dernier, a été dirigé par le créateur d’Ivan, Youri Vladimirov. Ce dernier, peaufinant son rôle des mois durant, avait tiré de sa puissante stature d’athlète, un tsar tellurique dont la démence puisait aux tréfonds les plus obscurs de l’être. Lobukhin construit sur la même base, plantant un souverain conscient d’être dépassé par son hubris, et la nécessité d’y céder, dès le lever du rideau. Chacun des tableaux du ballet amène une nouvelle plongée dans la folie du tsar, croyant d’abord trouver en Anastasia, un possible remède, puis, après sa mort, sombrant dans un mysticisme appuyé, portant le fantôme de son épouse comme sa croix, devenant croix lui-même, avant que de ses hallucinations, sur des stridences d’acouphènes, ne naisse un pouvoir divinisé sur les hommes, l’espace et le temps. Dansant large, bien que les choix de la caméra qui s’obstine à filmer ses variations sans aucun recul et en gros plan, gomment sa façon de dominer l’espace, — tout comme celle du  brillant Kourbski de Denis Rodkin — Lobukhin s’offre sans compter aux spectateurs, tendu dans une énergie sans cesse croissante, maîtrisant le public, celui de Moscou, comme celui de la salle de cinéma tenue dans un silence hypnotique. Sur scène, les danseurs eux-mêmes ne s’y trompent pas, qui l’accueillent par une salve d’applaudissements lorsqu’il vient saluer, décomposé.

À ses côtés, Anna Nikulina, semble choisir de ne pas être l’écho de la tragédie de son époux, elle incarne davantage une source de jouvence potentielle, plus proche de la vision de Noëlla Pontois que de Natalia Bessmertnova. Toutefois, son interprétation se marie dans un bel équilibre dramaturgique avec celles de ses deux partenaires masculins, entre la démesure d’Ivan, et le romantisme tourmenté du Kourbski de Rodkin. On la sent d’emblée assortie au second, mais résignée à épouser le premier. Le triangle amoureux n’en trouve que plus d’évidence, renforçant l’intrigue selon les principes d’Aristote. Ce dernier préconisait, pour que les émotions du public atteignent des sommets, de choisir des personnages proches, amis, amants, parents. Les filets de la tragédie piègent ainsi les protagonistes dans des contradictions insolubles, d’où surgissent la crainte et la pitié. Dans un premier temps, Grigorovitch avait pensé construire son ballet autour du peuple, des Boyards et du couple de souverains. Comme l’a rappelé lors de l’entracte Boris Akimov, le premier Kourbski, ce n’est que dans un second temps qu’il a choisi d’ajouter un jeune premier. Il n’y a pas que l’intrigue qui y gagne, l’équilibre chorégraphique aussi, en opposant à ses envols classiques et linéaires, les parcours tourmentés d’Ivan.

Lors de l’entracte, Katerina Novikova, comme à l’habitude donna un certain nombre d’explications, insistant en particulier sur le sens des trois cylindres du décor de  Simon Virsaladze, comparables à des absides orthodoxes, ancrant le ballet dans un sacré, toujours présent aujourd’hui ajouta-t-elle. Si l’on joint à cela que ce ballet voué à Ivan IV, dans l’un des tableaux les plus spectaculaires, chante la victoire contre les Tatares, on voit que ce n’est pas uniquement par son esthétique qu’il conserve une grande actualité.
Sylvie Jacq-Mioche

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