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« Yuj » de Clara Cornil, David Subal et l'Ensemble [h]iatus

Un insolite déplacement des corps et des sons, ailleurs que dans les cadres de la musique et de la danse

On ne manque pas d'occasions de souffrir, au spectacle de musiciens que des chorégraphes entraînent au milieu des danseurs sur les plateaux, où ils ne parviennent qu'à exposer l'embarras d'un artifice plein de bonnes intentions ; intentions de renouveler la relation entre musique et danse – point n'est besoin de le préciser.

On n'est pas du tout sûr que la pièce Yuj, cosignée par les chorégraphes performers Clara Cornil et David Subal d'une part (sur le plateau aux côtés des interprètes Julie Salgues et Anne Journo), et d'autre part quatre musiciens de l'ensemble [h]iatus, prétendent administrer un renoouvellement de la relation entre musique et danse.

Yuj semble se jouer ailleurs, dans une idée d'expérience de l'espace à l'état gazeux. Les corps, qu'ils soient ceux de danseurs ou de musiciens, tendent à s'y diluer étrangement, tout autant que leurs gestes, dansés ou musicaux, y sont rigoureusement incisifs, en même temps qu'infiniment discrets ; très affirmés certes, mais avant tout préoccupés de ménager une tresse patiemment architecturée, de lignes de vibrations, états variables de condensations, qui animent l'espace, en le produisant même.

Une longue attente silencieuse constitue l'entame de la pièce. Les huit interprètes mêlés s'y présentent en groupe. Puis chacun d'eux, tour à tour, se détache par une micro-trajectoire juste marchée, qui déplace les paramètres de son orientation comme de sa distance d'écoute par rapport aux autres interprètes. Ainsi, très patiemment, émerge un réseau dynamique de liens, qui s'arrête fréquemment pour exposer et réfléchir l'état de sa disposition. Ce serait comme la distribution méthodique d'un éparpillement, dans un bain entêté de silence.

Toutefois, à ce jeu, les musiciens finissent par rejoindre chacun son instrument, et s'en saisir. Tant attendue, l'émission de sons est alors perçue comme miraculeuse. Or, il ne va pas s'agir d'une note, mais d'un bruit, que produit déjà le contact entre le corps du musicien et la matière même de l'instrument. Par exemple, dans l'instrument à vent, c'est le souffle qu'on perçoit, seulement lui, en amont de toute idée de timbre, a fortiori de mélodie ; à peine une tonalité, et encore. Alors le souffle s'entend comme propre de l'humain, mais tout autant comme prorpe d'un objet vivant, frottement granuleux et profond sur les fibres des bois et surfaces de métal.

On vient de s'attarder à décrire ce détail inaugural, car il en indique beaucoup de l'écriture de la pièce entière, qui va se développer dans de multiples actions, gestes et signes, et pourtant toujours comme en retrait, en soustraction dans la rareté. Dans Yuj, interpréter consiste à vivre un état qui permette à l'espace de s'incorporer, et aux corps de recevoir et traduire les traces de la façon dont ils en sont traversés. Émouvante composition, follement obstinée, d'une recherche de soi dans les plis des vibrations générales, juste pincés.

Ainsi, les gestes eux-mêmes seront volontiers engagés dans le retrait, l'amorce à rebours, et déposés en brèves et fines phrases enroulées, s'affaissant vers le bas et s'y distribuant en bruines étoilées. Les arrêts, les suspensions, sont fréquents, comme pour laisser palpiter les termes non bornés de cet équilibre vivant en-deçà des signes humains affichés. La verticalité, marquée par un fil sur le plateau, y tremble, dans la quête d'une horizontalité qu'un énorme tapis épais, irrégulier, chahute doucement au sol.

Quoique très clairement composée en trois tableaux qui renouvellent franchement les qualités de distribution rythmique dans l'espace, on se doute que la réception de cette écriture peut rester flottante, si ce n'est opaque pour certains spectateurs. À un moment de la pièce, justement quand elle se lâche dans des déplacements plus engagés et ensembles affirmés, voire un rapport plus simplement consonnant entre musique et danse, elle a pu nous paraître finir par se répandre dans quelques errements.

Mais à l'instar du sentiment d'ennui, il n'est pas sûr que cet effet d'égarement soit à tout coup négatif. Peut-être faut-il savoir y déceler un soupçon de liberté, perturbant le cours général des existences formatées.
Il semble en tout cas erroné de s'inquiéter, comme l'exprimèrent certains, de que la musique pût sembler par moment prendre le pas sur la danse. L'erreur réside ici à reconduire ici la problématique traditionnelle d'un rapport hiérarchique de l'une à l'autre. Dans Yuj, cela se joue tellement ailleurs, qu'on n'est même plus vraiment sûr de parvenir à imaginer une distinction entre ces deux modalités de conjugaison de l'espace et du temps, ici emportés dans la parenthèse d'un voyage tout insolite. En spectateur, on peut souvent s'y sentir comme poussé, le corps tout au bord.

Gérard Mayen

Le 12 mai 2015 à l'Espace Michel Simon de Noisy-le-Grand, dans le cadre des Rencontres internationales de Seine Saint-Denis.

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