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Trois Ballets pour Merce Cunningham

Un programme spécial centenaire réunissait en une même soirée le Royal Ballet, le Ballet de l'Opéra de Paris et l'Opera Ballett Vlaanderen et trois œuvres de Cunningham.

Grâce au centenaire de sa naissance, l’hommage à Cunningham se poursuit avec cette rencontre exceptionnelle de trois grandes compagnies de Ballet autour de l’œuvre du chorégraphe. Et c’est tant mieux ! Après la formidable trilogie du Ballet de Lorraine, voilà donc celle constituée par l’Opera Ballett Vlaanderen (Ballet de Flandres), le Royal Ballet de Londres et l’Opéra national de Paris. Chacune de ces compagnies prestigieuses a choisi une pièce inscrite à son répertoire. C’est donc l’Opera Ballett Vlaanderen qui ouvrait la soirée avec Pond Way, une pièce créée par la compagnie Cunningham en 1998 à… l’Opéra de Paris !

Pond Way (La voie de l’étang) est une chorégraphie nocturne et aquatique, d’une fluidité absolue. Quand le rideau se lève, les danseurs sont déjà en mouvement, devant la toile pointilliste façon Pop art de Roy Lichtenstein, Landscape with boat, qui représente un paysage paisible avec sa toute petite barque et son pêcheur qui apparaissent dans un coin. Calme comme l’eau d’un étang, que l’on distingue peu à peu quand ses châles de brume s’évaporent, Pond Way est d’une sérénité rare, comme en apesanteur, avec ses danseurs dont les sauts peuvent évoquer tout le petit peuple de nos mares, grenouilles, libellules, algues, joncs, martin-pêcheurs ou échassiers… Mais le plus extraordinaire est cette chorégraphie ralentie à l’extrême, qui donne à la technique Cunningham une ampleur et une respiration inédites.

Galerie photos : Laurent Philippe

Les costumes de Suzanne Gallo ajoutent encore à cette impression avec leurs voiles de mousseline flottants au gré de cette gestuelle tout en lenteur méditative. Le vocabulaire de Cunningham se dévoile sous un autre jour, mettant l’accent sur l’allongé des bras, les déhanchements et les cambrés, ainsi que des petits sauts qui pouvaient, selon Merce lui-même, faire penser à des ricochets. La musique de Brian Eno (New Ikebukuro pour trois platines CD), nimbe le tout d’une nappe électro très évocatrice des sons de la nuit en pleine nature. Les danseurs du Ballet de Flandres, dirigé depuis 2015 par Sidi Larbi Cherkaoui, se coulent avec naturel dans cette chorégraphie qui devient figurative à force d’abstraction.

Galerie photos : Laurent Philippe

Le Royal Ballet a choisi, quant à lui, une œuvre rarement vue, Cross Currents, qui a été créée en 1964 à Londres justement, et qui réunissait, initialement, Carolyn Brown, Viola Farber, et Merce Cunningham. Inutile de préciser que le challenge était de taille pour les trois interprètes du Royal Ballet ! Et le défi a été brillamment relevé. Ce trio est comme un moment suspendu où chacun retient son souffle, comme ébloui par la clarté de la chorégraphie, apparemment simple, extraordinairement complexe à exécuter, notamment à cause de sa polyrythmie qui affecte chacun des danseurs.

Galerie photos : Laurent Philippe

Elle est aussi une sorte de démonstration brillante de la technique Cunningham. Tout le vocabulaire fétiche du chorégraphe est ici exposé et littéralement mis en œuvre, avec ses triplets, ses tilts et ses twists, ses tours qui s’enroulent et se déroulent comme un écheveau sans fin. Et finalement, ces trajets qui s’entrelacent rappellent les courants imprévisibles des rivières, ces « courants contraires » du titre, avec lequels le bon nageur, ou ici le bon danseur, se doit de négocier. Si Joseph Sissens a emporté l’adhésion du public, Romany Pajdak et Julia Roscoe ne sont pas en reste dans la justesse de leur interprétation.

Galerie photos : Laurent Philippe

Enfin, Walkaround Time que nous avions déjà vu à l’Opéra (lire notre critique) et sans doute l’œuvre la plus difficile d’accès pour les néophytes par rapport aux deux autres, a trouvé à Chaillot l’écrin idéal de sa représentation. Le décor, qui démembre Le Grand Verre (La mariée mise à nu par ses célibataires, même), de Marcel Duchamp en autant d’éléments repris sur des espèces de coussins gonflables transparents, est ici plus visible et plus percutant. De même, la diffusion sonore de la musique de David Behrman et les textes de Marcel Duchamp sont mieux spacialisés, décor et son déconstruisant l’espace de manière dadaïste et surprenante. Comme cet entracte où les danseurs se reposent tandis que Jesse Stiles fait jouer des disques qui n’ont absolument rien à voir avec cette pièce (cette fois sans doute un incunable Florence Foster Jenkins, pire cantatrice de l’histoire).

Cette fois, on aura particulièrement remarqué Emilie Cozette, impressionnante par son tranchant, et sa gestuelle presque acérée. Mais on aura également aimé Lucie Fenwick et Victoire Anquetil, et dans l’ensemble tous les danseurs de l’Opéra qui ont complètement intégré cette gestuelle aux versants redoutables et ardus.

Agnès Izrine

Le 22 octobre 2019, Chaillot Théâtre national de la Danse, dans le cadre du Festival d’Automne à Paris.

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